GÉO, décembre 2013
Texte : Laurent DECLOITRE / Photos Géo : Romain PHILIPPON Photos blog : LD. (sauf marquage)
Treize attaques en trois ans... La crise requin sème la zizanie parmi les 850 000 Réunionnais, devenus tous spécialistes. Faut-il tuer les squales, se protéger, ne plus aller à l’eau ? Écolos et surfeurs se déchirent, les pouvoirs publics pataugent, le nombre de touristes diminue.
Shorebreak est un miraculé. Le surfeur doit son « ti nom gâté » à ces vagues qui éclatent tout près du rivage. Et qui ont failli lui coûter la vie, le 27 mars 2010. Ce matin-là, couché sur sa planche, le trentenaire enchaînait les figures sur le spot de la « Gare », à Saint-Benoît, à l’est de l’île, une zone réputée dangereuse. Là-bas, pas de plage de sable, mais des galets et une eau souvent trouble, à tel point que « les gazés » (les fous) comme les surnomment ceux de l’ouest, pratiquent « le surf chocolat » : « Quand on prend les tubes, il fait nuit dedans ! », jubile Shorebreak. Alors qu’il patientait sur le « peak », l’endroit où se forment les rouleaux, à une centaine de mètres du rivage, Shorebreak sentit se tendre son « leash », la corde qui relie la cheville au surf. « D’un coup, je suis projeté en l’air, mime le rescapé, sous la véranda construite de bric et de broc de sa petite maison de Bras-Panon. Je refais surface, je me tâte, je n’ai rien. Et voilà que la « moucate » (bestiole) fonce à nouveau sur moi ! Cette fois, ma planche vole à dix mètres ! » Il parvint à regagner la terre ferme, sain et sauf. Mais un requin avait croqué deux gros morceaux de son surf ! Deux mois après son accident, Shorebreak retournait à l’eau… Ce père de famille travaille six mois de l’année comme surveillant de baignade. Le reste du temps, joint de zamal (la marijuana locale) aux lèvres, il élève des tortues et des abeilles, promène son bull-terrier à l’œil de travers… Ou il surfe. Un inconscient, une exception ? Pas vraiment sur l’île de la Réunion où la glisse est une passion, un mode de vie mais aussi une école à champions.
Ainsi, le 27 octobre dernier, ils étaient une dizaine de « free-surfeurs » qui bravaient l’interdit préfectoral pour affronter « la gauche » de Saint-Leu, une vague mythique de la commune balnéaire, à l’ouest du département. Comme si de rien n’était. La veille pourtant, à quelques kilomètres au sud, Tanguy, un jeune homme de 24 ans, avait été attaqué par un squale. Il se laissait porter par les vagues, dans une eau à plus de 26 degrés, à quelques mètres de la plage de sable noir de l’Étang-Salé. Tanguy barbotait hors de la zone de baignade surveillée, lorsqu’il fut chargé par un requin, sous les yeux de sa mère. Deux jours durant, il resta entre la vie et la mort. Il s’en est finalement sorti, mais amputé jusqu’à l’aine. C’était la treizième agression en l’espace de trois ans, dont cinq mortelles. Seul un tiers des accidents serait dû à des imprudences, comme la glisse en eau trouble ou en fin de journée.
Durant les trente dernières années, la Réunion n’avait enregistré qu’une attaque par an en moyenne et n’a déploré, entre 2000 et 2010, qu’un seul décès. Mais depuis 2011, à part les plongeurs en bouteille, jamais inquiétés car le bruit des bulles effraie les requins, plus personne ne semble à l’abri. Cette année funeste fut marquée par la mort de deux Réunionnais, des « bodyboarders » couchés sur leur « morey », et par la blessure d’un surfeur marseillais qui eut la jambe arrachée. La pirogue d’un kayakiste fut même prise d’assaut par un requin qui mangea une partie du balancier. Six attaques en tout, survenues sur la côte ouest. La série noire s’est poursuivie en 2012 avec un surfeur tué, la jambe sectionnée, et deux miraculés : le premier en réchappa avec une main et un pied amputés, le second ne fut pas blessé, mais sa planche présentait un trou de 30 cm. L’année 2013 se termine elle aussi avec un effroyable décompte : pour la première fois depuis 1999, des nageurs ont été attaqués, dont une adolescente de quinze ans, dévorée alors qu’elle se baignait tout près d’une plage, non surveillée, de Saint-Paul, la capitale de l’ouest. Jusque-là, les victimes avaient toujours été des planchistes ou des pêcheurs. Deux mois auparavant, sur la même commune, un surfeur, en voyage de noces, avait été déchiqueté par les dents de la mer. Seuls les deux lagons, à l’ouest et au sud de l’île, peu profonds et protégés par la barrière de corail, garantissent encore, sur 26 des 207 km de littoral, une baignade en toute quiétude. Un aquarium où évoluent des myriades de poissons multicolores. Mais ailleurs, les grèves de galets gris et blancs, les baies aux vagues tumultueuses, les falaises de basalte noir qui plongent, abruptes, dans les profondeurs, sont fréquentées par les squales.
Pourquoi cette soudaine recrudescence ? La question effraie les touristes, dont le nombre a diminué de 10% cette année. Après les moustiques du chikungunya, en 2005, voici que d’autres animaux hostiles réduisent à néant les campagnes de publicité de l’île. Les clubs de surf ont fermé les uns après les autres, alors même que les Réunionnais trustent le podium des championnats du monde. Le syndicat des professionnels du loisir et l’union des hôteliers réclament des aides au gouvernement, estimant à 200 le nombre d’emplois perdus. L’île plonge dans la peur, la colère et l’incompréhension.
Les créoles ont pourtant toujours vécu avec le risque des requins. « Quand j’étais jeune, j’avais une sagaie dans la barque. Une espèce de lance malgache qui servait à les piquer dans les ouïes », se souvient Jean-René Énilorac, président du comité régional des pêches maritimes. Mais aujourd’hui, le sexagénaire met de moins en moins souvent sa barque à l’eau : « On se fait bouffer nos prises en bout de ligne, ils mangent mêmes les plombs ! », soupire-t-il, persuadé que le nombre de squales a explosé dans les eaux réunionnaises.
Comme bien d’autres sur l’île, Jean-René Énilorac croit tenir la coupable : la Réserve naturelle marine, créée en 2007 sur 40 kms, à l’ouest de l’île. Du cap La Houssaye, connue pour sa falaise d’où plongent les casse-cou, à la Roche aux oiseaux, entrelacs de lave noire et coupante jetée dans l’océan, le jet-ski a été banni, la pêche réglementée et des « sanctuaires » délimités dans le lagon et derrière la barrière de corail. L’objectif est de sauver 3500 espèces menacées par les activités humaines. « Du coup, il n’y a plus personne sous l’eau pour effrayer les squales », regrette Loris Gasbarre, président de l’association Prévention Requin Réunion. Torse nu sur sa terrasse, le steward de 33 ans contemple la plage de Boucan-Canot où a disparu son meilleur ami, le champion de bodyboard Mathieu Schiller, en 2011. Bordée d’hôtels et de restaurants, Boucan Canot était le paradis des plaisirs nautiques. Aujourd’hui, un fanion marqué à l’effigie noire d’un requin flotte sur le sable où sont cloués les jeunes contraints de se limiter au bronzage. « Après la mort de Mathieu, j’ai rendu ma planche à la mer avec une gerbe de fleurs », souffle l’ancien surfeur. Si ses propos restent mesurés, il n’en est pas de même pour tout le monde. « La Réunion est le terrain d'expérimentation d'une poignée de scientifiques en mal d'écologie romantique, pas gênés de nous voir finir en chair à requins » assène l’association Océan Prévention Réunion. Le mot « assassins » a été tagué sur les panneaux de la Réserve et ses responsables sont accusés d’avoir « des morts sur la conscience »…
Soraya Issop-Mamode, la nouvelle directrice de la réserve, tente d’encaisser ces accusations avec sérénité et a dû demander l’autorisation de nous répondre à la préfecture, tant le sujet est devenu sensible. Elle s’en tient aux chiffres. La pêche professionnelle et la chasse en apnée sont autorisées sur 45% de la Réserve et la pêche « à la gaulette » sur toutes les plages de sable noir et rocheuses ; 40 spots de surf ont été maintenus et 58 points d’ancrage installés pour les plongeurs en bouteille. « On n’a pas placé la mer sous une cloche de verre ! », conclut-elle. Mais les griefs contre la zone protégée n’en finissent pas de courir les rives : la réserve serait devenu le « garde-manger » qui attirerait les squales. Plongeuse confirmée, Pascale Chabanet, directrice de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), réfute l’assertion dans son bureau de l’université. Certes, elle croise à nouveau des napoléons et des grandes queues dans la réserve, « mais ils sont encore très farouches ». Certes, sur la pente externe du lagon de Saint-Leu, la biomasse des poissons dits « commerciaux » est passée de 10 à 220 kilos par hectare. En revanche, dans les coins où la pêche est encore autorisée, l’IRD note « une tendance à la baisse » de la faune. Bilan, la biomasse des poissons récifaux demeure trois fois moins importante dans la réserve que dans le reste de l’océan Indien. « Pas de quoi appâter les squales », jure Pascale Chabanet, qui se dit « meurtrie » par les diatribes dont elle est l’objet.
Fernand Léone, 83 ans mais la démarche assurée, confirme que le buffet quotidien est peu abondant. Comme chaque après-midi, « le plus vieux pêcheur de l’île » sort sa vedette du port de plaisance de Saint-Gilles et, à huit kilomètres au large, ramène quelques kilos de vivaneaux sur sa ligne de fond. Mais, dit-il la mine désolée, « les thons ont disparu, à cause de la pêche industrielle », une accusation reprise par Greenpeace qui dénonce une surexploitation. A tel point que la Commission de l’océan Indien préconise de réduire de 20% les prises. Du coup, avance Fernand, « les requins sont affamés. Comme les loups de la métropole, ils sortent du bois et se rapprochent de nos côtes ». Dans le chenal, il fronce ses sourcils broussailleux ; des squales ont été aperçus, là, « tout près de la jetée ».
Or depuis 1999, les requins tigre et les requins bouledogue, incriminés dans les attaques, ne sont plus pêchés car leur commercialisation est interdite. Leur chair peut en effet contenir la ciguatéra, une toxine dangereuse pour l’homme, qui, en 1993, a causé la mort d’au moins 60 villageois de Madagascar, à 200 kms à l’ouest de la Réunion. Et encore de quatre personnes, mi-novembre, à l’ouest de la Grande Île, selon le journal Midi Madagascar.
Histoire de vérifier si les squales sont vraiment porteurs de la toxine, 24 bouledogues et tigres ont été récemment « prélevés », terme politiquement correct pour dire pêchés et tués. Ils étaient tous sains. Cependant, une prochaine campagne doit permettre d’en prendre encore 90, pour confirmation. Une manière pour les pouvoirs publics de réduire un peu la population des squales, sous prétexte scientifique. Mais personne ne sait avec certitude si leur nombre a réellement augmenté. N’est-ce pas simplement leur mode de vie qui a changé ? Les bouledogues affectionnant les eaux turbides, leur présence est-elle due à l’urbanisation galopante et aux rejets des eaux usées ? Des requins juvéniles ont été observés alors qu’ils remontaient une rivière à Saint-Leu, un squale est même venu jusque sur la plage pour happer un chien qui reprenait pied sur le sable de Saint-Paul. Du jamais vu, selon les habitants.
Pour en avoir le cœur net, la préfecture a lancé fin 2011 une vaste étude, bien nommée « Connaissance de l’habitat et de l’écologie des requins côtiers » dont l’acronyme (CHARC) évoque le nom anglais du requin (shark). L’expérimentation, confiée à l’IRD, a connu mille rebondissements. Les bêtes ne mordaient pas aux palangres et aux « drumlines », des lignes de pêche habituellement utilisées. Antonin Blaison, un thésard discret de 29 ans, chargé de marquer les squales, a connu quelques frissons mémorables. Il dut descendre en apnée à 15 m de fond et les attirer en écrasant une bouteille plastique entre ses doigts, un bruit auquel les squales sont très sensibles… « Un jour, deux bouledogues sont arrivés. Je n’avais plus d’air, je remonte et voilà qu’un troisième me fonce dessus… » Fort de son expérience acquise avec les « grands blancs » en Afrique du Sud, Antonin Blaison eut le réflexe de faire face et le requin s’écarta au dernier moment… Après plusieurs semaines, l’IRD et les pêcheurs embauchés pour l’occasion ont affiné leurs techniques et sont parvenus à capturer 82 bouledogues et tigres. Hâlés à la surface, les animaux sont attachés, ventre en l’air, contre la coque du bateau. Le spécialiste incise alors l’abdomen, introduit une balise émettrice, pose une bague sur la nageoire puis libère les bêtes. Leurs déplacements sont ensuite enregistrés par 44 stations d’écoute flottantes. L’analyse des relevés montre que les squales sont nombreux à fréquenter le large de Saint-Gilles et de l’Étang-Salé, face aux plages où ont eu lieu deux attaques ; les scientifiques évoquent, prudemment, l’hypothèse d’une zone de reproduction. Ils constatent aussi une présence plus marquée durant les chaleurs de l’été austral. Les suivis ont enfin révélé que les requins réunionnais sont moins attachés à la côte qu’on ne le pensait : un tigre, marqué par l’IRD le long des rivages de Saint-Gilles a été pêché à Madagascar, à plus de 2000 km, et un bouledogue a été détecté par un satellite Argos entre 150 et 400 km au sud de la Réunion. « Cela ne sert donc à rien de tuer les requins qui s’approchent. S’il s’agit d’une population ouverte, capable de se déplacer sur de longues distances, d’autres viendront », avertit Pascale Chabanet, la directrice de l’IRD.
Pourtant, le préfet a autorisé la traque aux squales tueurs, à l’image de ce qui se pratique aux Seychelles. Sans succès à ce jour. L’État a également donné son feu vert au projet Cap Requins : des lignes « intelligentes » posées à 300 mètres des plages de Saint-Paul. Dès qu’un squale mord à l’hameçon, un signal prévient le comité régional des pêches qui envoie un professionnel sur place. Pour tout poisson marqué et relâché, un autre sera tué afin de vérifier s’il est porteur de ciguatéra. L’objectif est d’en prendre 60. Le responsable du projet David Guyomard se défend de tout « massacre », se dit favorable à « un peuplement diversifié de la mer », mais confesse en avoir assez de « la mode de Flipper le requin », selon laquelle les squales sont aussi gentils que les dauphins…
La préfecture s’est aussi résolue à interdire, jusqu’au 15 février 2014, la baignade et les activités nautiques ailleurs que dans le lagon et les zones surveillées. Or les zones surveillées, il n’y en a plus pour les surfeurs. Durant huit mois, l’État avait accepté de soutenir la mise en place de « vigies », une vingtaine de plongeurs munis d’une arbalète, qui nageaient en apnée sous les vagues, pour sécuriser les spots de surf… Ils n’ont pas vu un squale durant leurs sessions de surveillance, ce qui, pour Loris Gasbarre, président de Prévention Requin Réunion chargé de mettre en place la mesure, est la « preuve de leur efficacité ». Las, les contrats aidés qui finançaient ces « vigies » sont arrivés à terme en septembre dernier. L’Etat devrait autoriser la prolongation de l‘expérimentation, mais donne l’impression d’être incapable d’un plan global.
Les pêcheurs, les surfeurs et des élus locaux accusent d'ailleurs les pouvoirs publics de laxisme et réclament des mesures plus draconiennes. Au lendemain de la dernière agression d’octobre, un squale rouge sang a été tagué sur les murs de la sous-préfecture de Saint-Paul. Auparavant, Thierry Robert, le député-maire populaire et populiste de Saint-Leu, avait mis de l’huile sur le feu en encourageant la pêche aux prédateurs dans la Réserve naturelle située sur son territoire. Il faut, dit-il, « arrêter de privilégier le requin par rapport à l’homme ». Les pêcheurs ne l’ont pas suivi, préférant attendre les directives de la préfecture. De son côté, l’association « Protégez nos enfants », dont les membres s’habillent de noir, a porté plainte contre X, fin octobre, pour « mise en danger de la vie d’autrui » et la famille d’une victime a saisi le procureur de la République pour « homicide involontaire ».
Critiqué de toutes parts, l’État doit aussi faire face aux écologistes qui le traînent en justice après chaque arrêté autorisant les prélèvements. Opposés aux surfeurs qu’ils qualifient de « terroristes », les écolos tombent parfois dans la provocation. Alors que les sportifs allongés sur leur planche seraient pris pour des tortues par les requins, une affiche de l’association Sea Shepherd clamait que « le plus grand risque pour un surfeur, c’est d’être confondu avec un connard »… Tout juste séché après avoir nagé une heure au large du port de Saint-Pierre, au sud de l’île, Didier Dérand, le délégué de la fondation Brigitte Bardot, est loin de calmer le jeu… Le longiligne pharmacien de 56 ans confie s’être intéressé aux squales « quand des cons ont voulu les tuer pour continuer à faire joujou dans les vagues »… Il a effectué plusieurs traversées très médiatisées sur les lieux même des attaques. À cinq reprises, il a nagé durant plus de deux heures, seul ou accompagné. Inconscience ? Risque raisonné ? « J’ai prouvé qu’il était ridicule d’affirmer que les eaux sont infestées de requins », lâche-t-il, fier de son exploit. Il a essuyé les insultes des surfeurs et son véhicule a été rayé et badigeonné de wax, cette cire utilisée pour ne pas glisser de sa planche.
En attendant, les Réunionnais ne savent plus quoi faire. Des émetteurs électromagnétiques ou acoustiques repoussant les squales ainsi que des rayons laser ou ultraviolets ont été testés, sans lendemain à ce jour, au grand dam des surfeurs. Le conseil régional projette de construire des bassins d’eau de mer tout autour de l’île pour les baigneurs. La commune de Saint-Paul a tendu un filet de protection sur deux de ses plages. Mais personne, encore, n’a osé évoquer l’idée de développer une activité touristique autour des requins, comme le font l’Afrique du Sud ou la Polynésie, où l’on peut plonger pour les observer, voire les nourrir…
Laurent DECLOITRE
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