GÉO décembre 2013
Texte : Laurent Decloitre
Photos : Edgar Marsy (sauf photo couleur)
De juillet à décembre, la Réunion vit au rythme de la coupe de la canne, une campagne qui se répète depuis plus de 150 ans. Mais aujourd’hui, coupeurs, planteurs, usiniers frémissent à l’idée de perdre les importantes aides européennes. La filière, qui a modelé le paysage de l’île, est-elle réellement menacée ?
Quatre heures trente du matin, Philippe Morel réchauffe au feu de bois une portion de riz, qu’il déguste avec un « rougail tomate », l’incontournable sauce pimentée des plats réunionnais. La nuit s’éclaircit, le « fénoir » se dissipe, le planteur donne le grain à ses coqs de combat, maigres et haut sur pattes, s’arme d’un large coupe-coupe et quitte sa case noyée dans les hauteurs humides de Saint-André, à l’est de l’île. Au volant de son pick-up, le prolixe et jovial quadragénaire serpente à travers les innombrables champs de canne à sucre de la Réunion, qui ondulent sur 24 000 hectares, soit 57% de la surface agricole utile. Jusqu’à 600 m d’altitude, l’île entière semble recouverte de ce tapis mouvant, dont les plumets blancs étincellent sous les rayons du soleil.
Nous traversons une coulée de lave recouverte de végétation, franchissons un radier - où le lit d’un torrent coupe la route- avant de déboucher sur le Buisson. Le lieu-dit, une pente accolée au Piton Bois-Blanc, fait face à l’océan et domine, 350 m plus bas, le village de Sainte-Rose. Des bananiers, aux fruits trapus et sucrés, des palmistes, au délicieux cœur blanc, encadrent les quelque 20 hectares loués par le planteur, également propriétaire de 8 hectares à Saint-André. Débutée en juillet, la coupe de la canne bat son plein, jusqu’en décembre. Mais cette année n’est pas bonne, en raison de plusieurs mois de sécheresse : la production de l’île dépassera tout juste 1,7 million de tonnes. C’est mieux qu’en 2007, sinistrée par l’éruption majeure du piton de la Fournaise et un cyclone dévastateur, mais moins bien que la moyenne habituelle (1,8 à 1,9 million de tonnes). Si les syndicats réclament des aides exceptionnelles, Philippe Morel, lui, garde le sourire sous sa casquette. Comme les 3500 planteurs du département, il est payé par les usiniers qui transforment le roseau en sucre, en fonction du poids de la récolte mais aussi de la « richesse » de la canne. En moyenne, une tonne contient 135 kilos de sucre mais cette année, le taux est de 145. « Exceptionnel », lâche le planteur qui bon an, mal an, ramasse 1000 tonnes.
L’agriculteur aiguise son « sabre », le nom créole donné au coupe-coupe, se penche et tranche une à une les tiges hautes de plus de trois mètres. L’outil siffle comme dans un film de samouraï. Le bout des bottes d’Émile, 19 ans, qui aide son père, est entaillé par des coups hasardeux… « Un sabre dure cent tonnes, après, il ne coupe plus comme un rasoir », précise Philippe qui effeuille chaque canne. Certains mettraient le feu à leur champ pour débarasser les joncs de leur feuilles et les couper plus facilement. Les planteurs assurent ne pas être les auteurs de ces incendies qui surviennent lors de chaque période de coupe et menacent les habitations…
Jusqu’au milieu de l’après-midi, les deux hommes restent courbés au milieu d’un mikado jaune et vert, sans laisser paraître de signe de fatigue. Noël Cochard non plus. Pourtant, l’unique employé de Philippe Morel a 61 ans… « Faut bien faire quand on a faim, et de toute façon, je préfère les cannes à la ville », souffle « Cocoche » qui, en s’essuyant le front, raconte sa « famille-la misère », au père alcoolique et violent. Le coupeur ne redescend chez lui, à Saint-Benoît, que les week-ends ; la semaine, il dort dans un conteneur aménagé au bord du champ… Pas effrayé pour un sou par les histoires qui courent entre les roseaux, les « mauvaises âmes » et les « bébettes » maléfiques des légendes qui peuplent les innombrables chemins de terre. Cocoche a d’autres préoccupations. Son fils de 29 ans, par exemple, sans travail et qui touche le RSA (revenu de solidarité active). « Plus fatigué que moi, comme s’il était déjà à la retraite ! », tempête le père de famille. Son patron renchérit : « On ne trouve plus de jeunes qui acceptent de couper. Soit ce sont des emmerdeurs, soit des fainéants ».
Le Macé 398 est en panne, Philippe Morel a dû faire appel à un planteur qui possède un autre tracteur. Stéphane Kbidi, bouchons de papier dans les oreilles pour se protéger du bruit du moteur, n’a que sept hectares à lui, tout juste assez pour « se gagner un smic ». Le gaillard, fort en gueule, complète donc son revenu en chargeant la canne de ses collègues. « De 5h à 18h, je me casse le cul pour rembourser la banque », lance-t-il en suçant un morceau de canne pour se désaltérer. Crapahutant dans les creux et bosses du champ, il ramasse les tas avec le bras articulé de sa grue forestière. Puis, le tracteur rejoint le littoral jusqu’à la « balance » de Ravine Glissante. C’est l’une des dix plateformes disséminées autour de l’île, lieu où est pesée la canne et mesuré le taux de sucre dont dépend la majeure partie du revenu des planteurs. Un tube métallique s’enfonce dans la cargaison. Le technicien chargé du carottage grommelle : « Pfuu, trop de paille ! » L’échantillon est broyé et pressé, un réfractomètre et un polarimètre déterminent le taux de sucre du jus obtenu.
Entrent alors en jeu les « cachalots », longs camions aux flancs évasés qui sillonnent de juin à décembre les routes du département. Dans un ballet incessant, ils transfèrent la canne soit à l’usine du Gol, à Saint-Louis, au sud de l’île, soit à celle de Bois-Rouge, près de Saint-André, à l’est. Deux usines, seulement, alors que la Réunion comptait 168 moulins à sucre en 1822… À cette période, la canne avait remplacé les plantations de café pour répondre aux besoins de la métropole. Auparavant, la canne « mapou », repérée par les premiers habitants du XVIIe siècle, servait surtout à concocter le « frangorin », une boisson fermentée, ou « l’arak », une eau-de-vie.
Les premières véritables usines apparurent au début du XIXe siècle, sous l’impulsion de Charles Desbassyns, qui importa des pompes à vapeur de Grande-Bretagne. Le précieux saccharose assura la richesse des grandes familles esclavagistes. Cependant, l’abolition de l’asservissement, en 1848, provoqua la ruine des petits propriétaires contraints, soudain, de payer leurs employés, ce qui accélara la concentration industrielle. Le sort des coupeurs ne s’améliora guère. Les descendants d’esclaves ou d’engagés indiens et africains, ne pouvant acheter les terres, cultivaient les champs de propriétaires à qui ils devaient remettre un tiers de la récolte. Une manière pour « la bourgeoisie de placer sous influence la population rurale défavorisée », écrit l’historien Sudel Fuma dans son « Histoire d’une passion, la canne à sucre à la Réunion » (Océan Éditions).
Aujourd’hui, les deux tiers des planteurs de l’île sont détenteurs de leurs terres, les autres la louent à de grandes familles qui gèrent l’héritage colonial. Jacques de Chateauvieux, une des figures du capitalisme réunionnais possédait à lui seul 1400 hectares de terre à canne, administrées au sein de la société CBo Territoria, dont il s’est séparé en août dernier. Cette vente, à une holding belge, a scellé la fin d’une époque, celle où les créoles contrôlaient encore la filière canne. En 2001, de Chateauvieux cédait son usine de Bois-Rouge au géant français Téréos ; en 2010, un autre industriel local, Xavier Thiéblin, vendait l’usine du Gol au même acheteur qui produit 3,6 millions de tonnes de sucre par an, contre seulement 210 000 tonnes pour la Réunion.
Qu’est-ce qui a poussé le betteravier à acquérir ce grain de sucre que représente la canne réunionnaise dans l’industrie mondiale? Sylvie Lemaire, déléguée générale du Syndicat du sucre de l’île, a la réponse : « Nous sommes parmi les meilleurs en recherche et développement », avance-t-elle. Dès 1929, en effet, le centre eRcane a su créer de nouvelles variétés pour s’adapter à l’environnement compliqué de l’île : microclimats, cyclones, pentes abruptes, maladies tropicales… Aujourd’hui, eRcane exploite un millier de variétés, aux noms dignes des robots de Star Wars et vendues un peu partout dans le monde. Parmi les dernières nées, la R585, adoptée par Philippe Morel dans ses champs de Sainte-Rose et Saint-André ; le planteur la préfère à la R579, une canne à la tige rose « au rendement plus aléatoire ». La Réunion obtient en moyenne 80 tonnes de canne et 8 tonnes de sucre à l’hectare, davantage que le Brésil, le plus grand producteur au monde.
Mais l’intérêt de Téréos était aussi du côté de Bruxelles. L’Union européenne a attribué à ses membres des quotas de production qui bénéficient d’un prix et d’un écoulement garantis. Téréos est certain de pouvoir vendre son sucre en Europe à un prix largement supérieur aux cours mondiaux… Quant aux planteurs, ils perçoivent 80 euros par tonne de canne récoltée, dont une bonne partie sous forme d’aides publiques.
Or cette situation de rente va s’éteindre en 2020, voire dès 2017, sous la pression de l’Organisation mondiale du commerce, qui pestait contre ces subventions faussant le marché. Le secrétaire général du Parti communiste réunionnais (PCR), Maurice Gironcel, s’en est ému lors d’une conférence de presse en août dernier. Il estime que « les planteurs seront à la merci de Saint-Téréos », sous-entendu d’un sucrier qui devra casser les prix pour faire face à la concurrence mondiale. Est-ce la mort programmée de la canne à la Réunion ? Mi-novembre, lors d’une audition au Sénat, Victorin Lurel, ministre des outre-mer, a osé évoquer cette éventualité, provoquant l’émoi des Réunionnais… En attendant, conscients qu’il faudra diminuer les coûts de fabrication, les planteurs favorisent les gains de productivité et sont de plus en plus nombreux (25% à ce jour) à opter pour la coupe mécanique.
C’est le cas de Didier Foucque, à Sainte-Marie, dans le nord-est du département. L’homme, bourru, méfiant, s’ouvre lorsqu’il parle de son métier avec passion et arpente ses champs de la Paix et Beaufonds, à l’ombre de cocotiers et de letchis. Il exploite 90 hectares, son cousin en gère 200, ils ont monté un groupement d’intérêt économique. Plus rien à voir avec les petites exploitations de la majorité des planteurs de l’île. Diplômé d’une licence de biologie végétale, le quinquagénaire n’a cessé de perfectionner ses coupeuses. Des machines impressionnantes, montées sur chenilles, 400 000 euros pièce, « qui font le travail de vingt coupeurs ». Dotée de deux vis sans fin étincelantes et tranchantes, évoquant les défenses d’un morse, la coupeuse avale les cannes, les coupe en tronçons de 30 cm qui retombent dans une remorque. Les feuilles, séparées par des souffleurs, couvrent le sol, empêchant les mauvaises herbes de pousser. Lorsque le terrain est trop pentu, place à la « coupeuse pays » qui reproduit les gestes des humains : un bras articulé agrippe un bouquet de cannes, un autre tranche les pieds et les dépose dans la remorque. Un coup d’œil à un tracteur en rade, un conseil à un conducteur dont le chargement déborde, Didier Foucque, « tombé tout petit dedans », ne voit pas quelle autre culture pourrait remplacer la canne. Pour lui, comme pour la plupart des Réunionnais, elle est un véritable patrimoine culturel et historique que célèbre le musée Stella Matutina de Saint-Leu. Et si son poids économique ne cesse de décliner, sa présence symbolique demeure.
C’est sans doute pour cela que Jean-Yves Minatchy, le leader charismatique de la Confédération générale des planteurs et éleveurs de la Réunion et vice-président de la chambre d’agriculture, a droit à sa marionnette dans une émission satirique de télévision. Dans les locaux décrépis de la chambre consulaire, à Saint-Denis, le syndicaliste fait cause commune avec le patron. À 66 ans, il parle aussi vite qu’il lance une manif, hache les mots comme il coupe la canne… Pour lui, la disparition de la filière, et ses 12 000 emplois directs et indirects, est tout simplement « impensable ». Ces 10% de l’emploi marchand local, dans un département frappé par 28% de chômage, pèsent lourd. Sans compter que le sucre représente à lui seul 50% de l’ensemble des exportations réunionnaises. « Quand je vois que l’île Maurice perd 1000 hectares de canne par an, j’en frissonne, confesse le dirigeant syndical. Ici, on s’est battu pour que la surface ne diminue plus. Tout le monde reconnaît que la canne participe à l’aménagement du territoire et à la lutte contre l’érosion ». Autre atout : les déchets du roseau sont valorisés lors de la fabrication du sucre. Deux centrales thermiques, à Bois-Rouge et au Gol, accolées aux usines sucrières, délaissent le charbon pour la bagasse, un résidu de la canne, pendant toute la saison de la coupe. « Nous fournissons de la sorte 10% de l’électricité consommée sur l’île et deux tiers de l’énergie renouvelable », s’enorgueillit Joël Théophin, responsable d’Albioma, la société exploitante. Plus il y a de canne à sucre, insiste l’industriel, moins La Réunion consomme d’énergie fossile. Pour mettre au point ce processus industriel complexe, les Réunionnais ont multiplié les premières mondiales.
Pourtant, l’accès à l’usine sucrière de Bois-Rouge ne paye pas de mine… À Saint-André, les énormes cachalots doivent emprunter une route creusée de nids de poule et traverser un pont si étroit qu’ils ne peuvent s’y croiser. Derrière un temple hindou multicolore, au bord de la mer, l’usine émerge d’un nuage de vapeur. Le monstre de tuyauteries, de passerelles métalliques et de cuves gigantesques, grogne, grince, gémit, tremble 24h/24 durant la période de la coupe. Lorsque les camions ont déchargé leur cargaison, le grappin de deux ponts roulants, à 17m de hauteur, s’empare, comme dans les jeux de fête foraine, de lourds fagots et les dépose sur un tapis roulant. Les tiges sont alors broyées et défibrées sous des marteaux dignes de Thor, puis passent au diffuseur. Là, à l’intérieur d’une espèce de sous-marin ajouré de hublots, la canne est aspergée d’eau bouillante. Des bouffées de chaleur empourprent le visiteur : l’usine reçoit 25 000 touristes par an. La fibre qu’expulse le diffuseur ne contient presque plus de sucre. C’est cette choucroute fumante, la bagasse, qui est brûlée pour fabriquer l’électricité. Le jus qui s’écoule du diffuseur est, lui, évaporé dans de hauts silos de calorifugeage pour se transformer en liquide sirupeux. À l’intérieur de grosses marmites, ce « sirop la cuite » délicieux est mélangé à du sucre glace, afin d’enclencher la cristallisation. Les centrifugeuses, qui ressemblent à d’immenses cocottes jaunes, récupèrent enfin les fameux cristaux roux : le sucre de la Réunion. Environ la moitié de la production est exportée en vrac dans les cales des navires pour être raffiné en Europe et transformé en sucre blanc, quasiment inexistant sur les tables réunionnaises. L’autre moitié, le sucre de bouche, est exportée ou consommée sur l’île, en poudre, très rarement en morceaux.
Dans l’usine de Bois-Rouge, tous les résidus de la canne n’ont pas encore été utilisés. En fin de processus, les centrifugeuses ont séparé les cristaux d’une « liqueur mère ». C’est à partir de cette mélasse qu’est fabriqué le rhum réunionnais, à Savanna, Rivière-du-Mât ou Isautier, les trois dernières distilleries de l’île. Elles n’ont rien de très pittoresque : les alambics en cuivre ont laissé place à des colonnes métalliques et les grandes cuves de fer sont bien loin de l’image artisanale des bouilleurs de cru. Après avoir dilué la mélasse avec de l’eau, des levures sont ajoutées au « moult » pour transformer le sucre en alcool. La fermentation dure 24h pour le rhum « léger », deux à trois semaines pour « le grand arôme ». Gare à celui qui lève la trappe : les vapeurs vous transpercent les narines ! Commence alors la distillation, invisible aux yeux du visiteur. La Réunion produit 120 000 hectolitres d’alcool pur par an, dont 24 000 sont bus sur place. Même si sa consommation diminue, le rhum reste la boisson emblématique de l’île, notamment la marque « Charrette », un assemblage qui emporte la gorge puis la tête. C’est ce « rak » que les Réunionnais boivent, parfois sans modération, dans des « piles plates », petites bouteilles de 20 cl, au comptoir des « boutiques », lieux populaires, entre bar et épicerie.
Les distilleries concoctent également des « pur malt », élevés dans des fûts de chêne importés de métropole. Les tonneaux forment une pyramide impressionnante dans le hangar de pierre et de tôle de Savanna, accolée à l’usine à sucre de Bois-Rouge. « Dans nos climats tropicaux, on ne peut guère faire vieillir l’alcool plus de quinze ans », précise Laurent Broc, le directeur, qui savoure sa dernière trouvaille : du rhum affiné dans un fût de 450 litres contenant autrefois du cognac.
Bien sûr, les concurrents de Guadeloupe et de Martinique pourfendent ce « rhum industriel », que les Réunionnais préfèrent nommer « rhum traditionnel de sucrerie ». Les Antillais, eux, élaborent leur alcool directement avec le jus de la canne pressée, le « vesou », et non pas à partir de la mélasse. Leur « rhum agricole » a-t-il davantage d’arôme, contient-il moins de méthanol, dangereux pour la santé ? « Ni l’un ni l’autre, sourit Laurent Broc. Tous les rhums contiennent très peu de méthanol. Quant au rhum réunionnais, il a remporté de nombreuses médailles aux concours internationaux », et parfois devant celui des Antilles…
Philippe Morel, lui, un comble, n’apprécie pas le jus alcoolisé de ses cannes. Dans les hauteurs de Saint-André, le planteur, par ailleurs adepte de course de montagne, n’en fait pas moins découvrir à ses visiteurs un délicieux breuvage : le « rhum arrangé », où macèrent, avec un peu de sucre, des fruits exotiques, comme le letchi, le longani, le tangor ou encore le délicat jamrose. À déguster en contemplant les silhouettes tremblantes des cannes qui, de leur plumet, semble peindre le ciel et l’océan Indien.
Laurent DECLOITRE
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