Libération du 8 avril 2013, de notre correspondant, Laurent DECLOITRE
À Saint-Denis de La Réunion, dix-neuvième ville de France, des habitants fouillent une décharge pour y extraire des victuailles dans des conditions d’hygiène effroyables. Une pratique digne du tiers-monde.
Olivier*, tatouage d’araignée sur le mollet, progresse en short sur un tas puant d’ordures, grouillant de vers. Les mains protégées par des gants, le jeune homme déchire de grands sacs en plastique noir et des emballages en carton, écartant les déchets les plus repoussants. Marié et père de trois enfants, le Réunionnais exerce un métier dur, « moelloneur » ; il monte des murs en pierre de basalte. Les yeux baissés, les sourcils froncés, il lâche : « Mais je n’ai plus de chantier, alors… » Alors les boites de biscuits déchirées, le sac de riz tâché, le kilo de sucre détrempé… améliorent son quotidien. Comme lui, une douzaine de pauvres ères, chômeurs, retraités, parfois SDF, fouillent dans le centre de transit de la Jamaïque, à Saint-Denis, pour y trouver de quoi manger.
Jouxtant une station d’épuration obsolète, coincé entre l’océan Indien et la quatre-voies conduisant au chef-lieu de La Réunion, le site, survolé de nuages de mouches, cerné de pièges à rats, exhale une odeur putride. Géré par Nicollin, troisième opérateur français de collecte des ordures ménagères, le centre réceptionne 500 tonnes par jour, déchargées dans un énorme entrepôt, à même le sol bétonné. Les détritus ne doivent pas rester plus de 24h sur place, avant d’être transportés au centre d’enfouissement technique de Sainte-Suzanne, à quelques kilomètres, pour y être enterrés. Une grande partie des immondices provient de super et hypermarchés. Et suscitent l’inimaginable convoitise de quelques Réunionnais, qui y voient un moyen de manger pas cher.
Selon la direction, le centre est interdit au public. Pour nous en assurer, nous avons dû cacher notre identité de journaliste et avons pénétré dans le hangar, munis d’une caméra cachée (voir la vidéo), sur Libé ou au bas de l'article. Le spectacle dépasse l’inimaginable.
Ce matin, Olivier est accompagné par Mickaël et Arsène. Pantalon jaune fluo qui le confond avec les employés du centre, le premier est bénéficiaire du RSA et survit avec moins de 500 euros par mois. Mickaël patauge dans les flaques nauséabondes, malgré ses pieds nus dans de simples tongs. « On trouve de tout : du pain, des yaourts, même des langoustes, jure-t-il. Y a peut-être un macchabée là-dessous ! » Une tête de cochon en gelée émerge des déchets et semble le fixer. À ses côtés, Arsène, regard trouble de l’alcoolique, extrait de la masse luisante un chapelet de saucisses. De sa voix rauque, celui qui loge à droite et à gauche, assure que la charcuterie est « encore fraiche ». Il déniche également une côte de porc, « bonne » puisque sous plastique…
Pendant ce temps, les employés de Nicollin gèrent le ballet incessant et dangereux des camions qui vomissent leur cargaison. « Il faut faire attention ; on a dix minutes pour fouiller chaque tas, ensuite, ils compactent les ordures au fond du hangar », raconte Gino. En pré-retraite, le quinquagénaire moustachu ne ramasse rien aujourd’hui, il a oublié ses godillots. Il semble moins acculé par la pauvreté que ses compères : son épouse, qui « travaille dans l’entretien », ramène un salaire à la maison.
Jean-René est lui étudiant. Père d’un bébé de neuf mois, sa compagne touchant l’allocation parents isolé, il a multiplié les petits boulots pour financer ses études. Dans ce cadre, le jeune homme a désinsectisé le centre de transit. « Un homme et une femme ramassaient les produits que je venais d’asperger de produits nocifs », se souvient-il. Lui-même a déniché des pizzas sous vide : « La première était très bonne ; j’ai jeté la seconde, à cause du goût un peu bizarre ». Son amie l’a incité à retourner dans la décharge, mais il a refusé : « Les produits sortent d’une cascade de jus de merde qui dégouline des camions, j’aurais trop honte ! »
L’étudiant est choqué par le nombre de produits encore comestibles mêlés aux immondices. « C’est un scandale que les supermarchés balancent tout ça. On peut ramener l’équivalent d’un caddie de trois cents euros », estime-t-il.
Danio Gaze, président de la Banque alimentaire des Mascareignes (Bam), jauge à quelque 8000 tonnes la quantité de produits jetés chaque année dans les poubelles de La Réunion par la grande distribution. Philippe Maillard, porte-parole de la Fédération du commerce et de la distribution, assure pourtant que de nombreux magasins donnent directement à des associations de quartier, sans pouvoir citer le tonnage généré par ce système D. En métropole, les dons des grandes surfaces représentent 60% des stocks des banques alimentaires. À la centrale d’achat des quatorze Leclerc de l’île, on assure être prêt à signer un partenariat avec l’association. « Ça ne nous fait pas plaisir de jeter et de détruire ; en plus, ça coûte cher, 160 euros la tonne », indique la direction.
Mais la Bam peine à organiser elle-même la « ramasse » auprès des enseignes. Une fois récupérés, les produits, dont la date limite de consommation est proche, doivent être remis très rapidement aux nécessiteux. Une logistique compliquée, que les hypers ne comptent pas assurer à ce jour… La Bam en est donc réduite à attendre les containers de l’État et de l’Europe, qui constituent 85% de ses 500 tonnes de stock annuel. Or cette aide est aujourd’hui remise en cause (Voir Libération du 8 février 2013), alors même que le nombre de bénéficiaires des colis alimentaires explose. L’an dernier, la Banque alimentaire des Mascareignes et son réseau de 48 associations ont secouru 45 000 bénéficiaires ; ils n’étaient « que » 31 000 en 2011…
Danio Gaze voit régulièrement des gens, « très propres sur eux », fouiller dans les poubelles du département. L’autre jour, il a lui-même acheté à manger pour une famille, un couple avec trois enfants, qui « n’a plus un rond pour se nourrir ». Une situation que les bénévoles ont du mal à appréhender. « Ils font partie des invisibles. On a l’impression qu’ils vont bien, car ils ont un logement, ne mendient pas, ont parfois un travail, se désole Sonia Trabelsi, responsable de la boutique solidarité de Saint-Denis. Mais ils n’ont pas de quoi s’acheter à manger ! »
Bien sûr, les Réunionnais ne meurent pas de faim. Il n’empêche, les glaneurs de la Jamaïque n’attendent pas de revenir chez eux pour se mettre « à table ». Dès leur fouille terminée, ils se retrouvent à l’arrière du hangar, se lavent les mains au tuyau d’une pompe à incendie et rincent leurs victuailles dans un seau d’eau. Puis décapsulent les bouteilles de bière sorties de la puanteur pour les boire au goulot et ouvrent des barquettes sous plastique, arrachées des immondices. Au menu du jour, des pâtes chinoises, dont la date limite de consommation n’est pas encore dépassée, mais qui ont pris le chaud depuis des heures. Sans parler du contact avec les innombrables germes.
Laurent DECLOITRE
* Tous les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat.
Voir l'article de Zinfos974 et celui de Réunion 1ère.
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