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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans l'Express

« Un système pourri pour les pauvres »


L'Express N°3192, 5-11 septembre 2012, par notre correspondant Laurent DECLOITRE

Nous avons retrouvé, à La Réunion et en métropole, les anciens élèves d’un CP de 1996. En croisant leur destinée et leur origine familiale, force est de constater que l’école de la République reproduit les inégalités.

photoclassecompressee.jpgSur le papier, les 25 élèves du cours préparatoire de Suzette Caderby, à l’école Desbassyns de Sainte-Marie, avaient les mêmes chances de réussite. « Le CP se distinguait  par sa mixité sociale, se souvient l’enseignante, aujourd’hui inspectrice. J’avais constitué des groupes de besoins, les élèves en difficulté au premier rang, les meilleurs au fond de la salle. » Seize ans plus tard, la pédagogue croit toujours au « rôle d’ascenseur social de l’école, qui permet que tout soit possible ».

Un espoir partagé par plusieurs de ses anciens élèves. Pourtant… Vincent, père au chômage et mère sans emploi, rappelle que « l’intelligence se trouve dans n’importe quelle famille ; à moins d’être tête dure, on peut y arriver. » Le jeune homme, au rire embarrassé, a manqué un BEP « gros œuvre » avant d’obtenir un CAP « maçonnerie » en alternance. Il a travaillé comme éboueur et enchaîne désormais les « petits boulots au noir, pas grand chose en fin de compte ».

Fabien B. assure lui-aussi que « la réussite est une question de mental ». Un BEP « électrotechnique » en poche, il a tenté, en vain, un bac professionnel dans la même discipline, « choisie au pif. » Après « deux années sans rien faire », il a suivi une formation financée par le pôle Emploi. Depuis, Fabien,  a signé un CDI en tant que plongeur-cuisinier au restaurant Tommy’s de Sainte-Marie. Son père est décédé, sa mère au foyer, son amie de 20 ans attend un bébé.

Des bébés pour compenser

Elle n’est pas la seule. Plusieurs des fillettes de la classe, d’origine sociale modeste, sont aujourd’hui « en voie de famille », pour reprendre l’expression créole. Malgré un CAP d’agent polyvalent en restauration, Natacha ne « gagne pas de place ». « À quoi sert l’école, s’emporte-t-elle. J’ai baissé les bras, mieux vaut élever un enfant. » Brian a un an, son papa « se repose », le couple vit à Saint-André des allocations familiales et du RSA.

Cindy, considérée par son ancienne institutrice comme « une excellente élève », est également enceinte. Sa mère, sans emploi, et son père, mécano dans un garage, l’aident à repeindre la chambre du futur bébé. Titulaire d’un bac pro « commerce » et d’un titre professionnel, délivré via le pôle Emploi, la jeune femme porte un regard lucide sur son parcours : « Je me suis sous-estimée par rapport à mes capacités. Je croyais qu’il fallait être trop intelligente pour faire des études supérieures. »

Autodévaluation

cpdesbassynsUrbainMerchercompresse.jpgUne attitude fréquente, à en croire Azzedine Si Moussa, responsable scientifique de l’Observatoire des pratiques pédagogiques dans le premier degré. L’auteur de « L’école à La Réunion » (Editions Kartala) évoque « un phénomène d’autodévaluation », expliquant en partie « la forte corrélation entre les résultats scolaires et l’origine sociale ».

Comme sa camarade, Fabien M. n’a pas été poussé par ses parents. Il assure même avoir quitté le lycée, avant le bac pro « électrotechnique », en raison de « problèmes d’argent dans la famille. » « L’école, dit-il, c’est bien si t’as pas de prise de tête avec les crédits. » Fort de son BEP « mécanique », Fabien a travaillé dans un garage, une station essence avant de succéder à son père comme chauffeur-livreur, de nuit, au Journal de l’Ile. L’adepte de musculation compte partir en métropole pour revoir son bébé et défendre ses droits auprès de la maman, dont il est séparé. 

Émeline, elle, vit toujours chez ses parents. Le père, planteur de canne à sucre, la mère, agent de nettoyage, « s’inquiétaient un minimum de mes devoirs », se souvient-elle. « Mais maman travaillait tout le temps et papa sait à peine lire. » Actuellement à l’essai chez Quick, l’ancienne élève de Suzette Caderby, « très volontaire », avec « une forte envie de réussir », est titulaire d’un bac pro « commerce », alors qu’elle rêvait de devenir infographiste. Malgré son sourire, Émeline dénonce « un système pourri » : « Dans une famille pauvre, la préoccupation des parents est de ramener de l’argent ; le soir, fatigués, ils nous disent de regarder la télé ! Et il y a les riches, qui ont du temps et de la culture pour soutenir leur enfant… »

« Aucun fils d’ouvrier »

Le devenir des élèves du CP de Desbassyns, dont la famille occupait une certaine position sociale, semble lui donner raison. Ce sont les seuls de la classe à suivre des études plus ou moins longues, souvent en métropole.

Marie ? Au CE1, l’écolière a suivi son père, militaire, en métropole. Après une licence de droit, économie et gestion, la jeune femme prépare aujourd’hui un master « management » en apprentissage ; elle partage son temps entre l’université de Versailles et son entreprise d’accueil, Alcatel. « Quand j’avais moins de douze sur vingt à mes devoirs, mes parents me grondaient », sourit la gestionnaire de projets.

Yann, dont le père est formateur pour adultes et la mère employée dans une entreprise de dépannage ? Il est inscrit en licence professionnelle « conducteur de travaux » et a obtenu un DUT en génie civil, à Saint-Pierre. Face à la sélection sociale, Yann n’accuse ni l’école, ni les élèves, mais certains parents : « La moindre des choses est d’ouvrir le carnet de notes de l’enfant et de montrer qu’on ne se fiche pas de ses résultats scolaires. »

Ulysse, l’ancien « rêveur » de la classe, termine sciences po, à Paris, et vise un Master en finance et stratégie après une année au Canada. Le jeune homme reconnait sa « chance » d’avoir « des parents cultivés, qui attachent beaucoup d’importance à l’éducation ». Le père, basé à Toulouse, passe sa vie entre les avions pour le compte d’un groupe international spécialisé dans l’irrigation.

Déterminisme social

Akian ? Celui qui rêvait tout petit « d’explorer l’Amazonie » a également quitté La Réunion pour une école de commerce, à Lille, où il entre en cinquième année. « La famille m’a donné très tôt le goût de la lecture et m’a toujours accompagné », raconte-t-il, de retour d’un stage en Chine. Sa mère, enseignante, et son père, journaliste, lui ont évité de recourir à l’emprunt pour financer ses coûteuses études. Julien est dans le même cas : sans l’aide de ses parents, professeur agrégé en comptabilité et directrice adjointe de crèche, à Nice, serait-il aujourd’hui inscrit dans une école d’ingénieurs, suisse et privée, après trois vaines années d’études supérieures ? « Là-bas, je ne connais aucun fils d’ouvrier », constate en tout cas l’étudiant.

Mostafa Fourar, le recteur de l’académie de La Réunion, admet ce « déterminisme social » mais estime qu’il « n’empêche pas le progrès ». L’auteur de « Plaidoyer pour l’ouverture sociale » (Les cahiers pédagogiques, 2008) se définit lui-même comme « un produit du système », le seul de ses huit frères et sœurs « à avoir dépassé le primaire ».

Le cas de Claude, qui avait redoublé son CP à Desbassyns, porte au même optimisme. Alors qu’un échec à ce niveau est très souvent synonyme d’études avortées, ce dernier a réussi un bac professionnel, en « conduite et gestion d’exploitation agricole », à Saint-Joseph. Claude a ensuite redoublé la première année d’un BTS en « développement de l’agriculture des régions chaudes » mais s’est accroché. Il espère intégrer la seconde année à la rentrée, une réussite qui emplirait de fierté son père maçon, sans travail depuis une hernie discale, et sa mère, agent d’entretien. « C’est dur, mais je vais y arriver », proclame celui qui rêve d’élever un jour des volailles et des cabris. À chacun son ambition, les familles n’appuient pas sur le même bouton de l’ascenseur social.

Laurent DECLOITRE

légende photo : seize ans plus tard, Emeline et Fabien se retrouvent.

Écrémage généralisé

L’an dernier, 56% des collégiens de sixième étaient issus d’une catégorie sociale défavorisée, selon les statistiques du rectorat de La Réunion. Ils n’étaient plus que 40% au bac général. Pour autant, l’académie a enregistré des progrès énormes en la matière, puisque ce pourcentage était de 26% en 1997. Surtout, c’est bien mieux que toutes les autres académies de France : au niveau national, seuls 21,6% des titulaires du bac général sont issus d’une famille en difficulté.

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P
Il est certainement possible d'aider les élèves d'origine modeste, d'atténuer le fossé culturel, d'accompagner les devoirs à la maison en mettant, à l'école, du personnel disponible après les<br /> cours.<br /> En revanche, il est plus difficile de changer les mentalités. Je n'ai pas lu le livre de M. Azzedine Si Moussa mais la notion "d'autodévaluation" me semble particulièrement pertinente. On observe<br /> souvent ce phénomène au collège, chez les élèves -certains ont peur de se démarquer de leurs camarades en "visant plus haut"- et chez les parents. Il faut généralement convaincre ces derniers que<br /> "c'est possible", leur demander d'encourager leur enfant désireux de s'engager dans une filière qui leur semble "risquée".
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