Eparpillés entre Madagascar et l'Afrique, des îlots français, sanctuaires naturels où pondent des milliers de tortues et oiseaux marins, s'entrouvrent désormais à un tourisme respectueux de l'environnement.
31 OCTOBRE 2008
photos: laurent decloitre
texte: laurent Decloitre
A peine émergée du sable, elle se dirige d'instinct vers le lagon, à moins de dix mètres. Si loin, elle, si vaine. Petite tortue verte née sur un atoll perdu dans l'océan Indien, entre Madagascar et l'Afrique de l'est. La chelonia mydas n'a peut-être plus que quelques minutes à vivre. Sous les nuages roses de cette fin de journée, les frégates ariel criaillent, les corbeaux pie guettent ; la tortue, à la carapace noire encore molle, progresse, évite des bernard-l'hermite lents mais voraces. Une vaguelette la renverse, elle se retourne, repart. Le soleil se couche, la tortue va devoir affronter les poissons-perroquets et les requins. Un œuf sur mille devient une tortue adulte... Bienvenue sur Europa, l'une des cinq îles Eparses françaises, où la nature orchestre sereinement la vie, à l'abri des hommes.
Ces réserves naturelles affleurent toutes dans le canal du Mozambique, entre Madagascar et l'Afrique, à l'exception de Tromelin. A 500 km au nord de la Réunion, sur la route des cyclones, cet îlot de 1 km2 balayé par les vents est presque sinistre, sans relief ni végétation. L'archipel des Glorieuses, 7 km2, au nord-ouest des Comores et de Mayotte, est en revanche paradisiaque, avec ses plages, ses cocotiers, son lagon, ses noms de pirates : l'île aux Crabes, l'île du Lys, l'île des Roches-vertes. Plus au sud, même carte postale sous la forme d'un croissant de 5 km2 : Juan-de-Nova, où le Club Med avait projeté de s'implanter. Sans succès, heureusement. On vogue ensuite jusqu'à Bassas-da-India, atoll parfaitement circulaire, mais en formation : il n'est visible qu'à marée basse ! Et l'on débarque enfin sur Europa, la plus méridionale des îles Eparses, la plus grande (30 km2), la plus riche en faune et en flore. L'un des plus importants lieux de ponte de tortues marines au monde.Corail pilé.
On arrive dans ces atolls depuis la Réunion, à bord d'un Transall de l'armée de l'air française, après cinq heures de vol inconfortable. Car il y a des pistes sur chacune de ces îles - des bandes rugueuses de corail pilé. Un paradoxe pour des réserves naturelles. Qui s'explique : revendiquées, avec plus ou moins de conviction par Madagascar et Maurice, les îles représentent un intérêt stratégique que la France entend préserver en maintenant une présence humaine constante. Chaque îlot abrite donc un détachement d'une douzaine de soldats qu'il faut ravitailler, en nourriture et en eau - car il n'y a aucune source sur place. Il faut aussi entretenir les stations météo, automatisées pour la plupart.
Si la France tient tant à ces confettis bleu émeraude, c'est bien sûr pour leur zone économique exclusive, une surface cumulée de 650 000 km2. Mais c'est aussi pour ce fou à pieds rouges, au bec bleu, endormi sur une branche de ficus, que l'on pourrait presque toucher. Ou pour ce couple de pailles-en-queue qui cherche à nous intimider en volant en rase-mottes ; leur nid se cache peut-être dans ce bosquet d'euphorbes. Ou encore pour ce récif noir et luisant bombé à la surface du lagon intérieur d'Europa. En réalité, une énorme tortue, qui a pondu durant la nuit et attend nonchalamment le retour de la marée haute pour se sortir des patates de corail. Elle a laissé derrière elle, sur la plage, des traces semblables aux chenilles d'un tank et un cratère qui contient sans doute plus d'une centaine d'œufs. On s'approche, pieds dans l'eau. Un aileron de requin à pointe noire nous frôle ! Le squale, d'à peine un mètre, s'enfuit en direction de la mangrove et des palétuviers...
Grenades.
C'est cette biodiversité préservée que la France entend désormais protéger coûte que coûte. Cela n'a pas toujours été le cas... Alain Hoarau fut l'un des premiers météorologues à travailler sur Europa, en 1950. Il raconte dans un livre de souvenirs (1) comment son équipe découpait, telles des boîtes de conserve, les tortues vivantes pour les manger ! Comment «l'inventaire scientifique» du lagon était réalisé à coups de grenades... Invasions barbares d'un autre temps qui ont laissé place à une approche plus respectueuse de l'environnement.
Depuis l'an dernier, l'Etat a ainsi confié le sort des îles Eparses aux bons soins des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf), le district gérant les territoires d'outre-mer. Principale mission : «Maintenir un haut degré de protection écologique», revendique Thierry Perrillo, directeur de cabinet. Une main verte dans un gant de fer... Les Taaf veulent remettre de l'ordre dans la gestion des cinq «sanctuaires océaniques». Alors que les îlots sont strictement interdits d'accès, il y a peu encore, des skippers américains ou australiens mouillaient régulièrement au plus près de ces spots de plongée fabuleux. Depuis, la surveillance s'est accrue et un catamaran sud-africain a été verbalisé à Bassas-daIndia.
Pour autant, les îles Eparses ne doivent pas être le seul «terrain de jeu» des parachutistes de la marine ou de la Légion étrangère. Les Taaf ont décidé d'entrouvrir les portes du paradis corallien. Pas par avion, réservé aux militaires et aux scientifiques, mais par bateau. Le tour operator tanzanien Kairos a obtenu l'autorisation de mener en octobre deux expéditions de plongée sous-marine au départ de Madagascar. Un observateur devait veiller au respect des contraintes environnementales. Les palanquées étaient bien évidemment complètes...
Au printemps, d'autres chanceux pourront embarquer à bord du Marion-Dufresne depuis la Réunion. En vingt-quatre jours, le navire amiral des Taaf va faire escale dans chacune des cinq îles Eparses. Une mission exceptionnelle pour y collecter des déchets, comme des batteries et des cuves, intransportables en avion. Les touristes seront héliportés sur les atolls depuis le Marion-Dufresne. Avis aux amateurs, les places seront rares. Par la suite, les Taaf comptent pérenniser l'écotourisme. Les voiliers privés seront autorisés, au compte-gouttes, à se rendre sur place contre paiement de taxes de mouillage et de séjour. Des guides feront découvrir cet écosystème intact, qui donne l'impression d'enfin communier avec la nature.
Même les militaires apportent leur grain de sable blanc à l'édifice corallien. Stéphane Pichot a sauvé durant son séjour quatre tortues coincées dans les récifs et deux cents bébés qui avaient éclos de jour. «C'est génial, j'adore», jubile le gendarme, au «Turtle club» du casernement d'Europa, devant lequel le détachement chante, seul au monde, la Marseillaise.
Fabien Jean, lui, est resté sur l'atoll trois mois de suite. Il savoure cette «chance unique pour un naturaliste» en retirant un thermomètre d'un nid de tortue. Peu importe les moustiques, insupportables, qui obligent, la nuit, à se promener avec une moustiquaire sur le visage. Le jeune homme est «écovolontaire» pour le compte de Kelonia, une ancienne ferme d'élevage qui prélevait auparavant des œufs sur les îles Eparses. Les animaux étaient élevés à la Réunion, leur écaille et leur chair vendues. Aujourd'hui reconverti, l'observatoire est à la pointe de la recherche sur les tortues, baguées et suivies grâce à des balises.
Rongeurs.
Le laboratoire universitaire Ecomar étudie, lui, l'impact des espèces «invasives», autrefois introduites par l'homme. «J'ai relevé quatorze nids de paille-en-queue à brins rouges : seuls quatre oisillons ont pris leur envol. Les rats ont bouffé les autres œufs !» se désole Fabien Jean. Sur Juan-de-Nova, ce sont les chats, amenés pour tuer les rongeurs, qui s'en prennent aux oiseaux marins ! «L'homme a assez joué à l'apprenti sorcier» , assène Thierry Perrillo, des Taaf. Prochain défi : l'énergie renouvelable. Sur ces concentrés de soleil et de vent battus par la mer, l'énergie est fournie par des groupes électrogènes fonctionnant... au diesel !
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