Fouillis inextricable de pics dentelés et de flèches calcaires nés de la mer, ces étranges cathédrales sont parmi les plus étonnantes bizarreries géologiques de la planète. Pèlerinage sportif.
Envoyé spécial à Madagascar Laurent DECLOITRE
samedi 12 janvier 2008
En taxi-brousse, en pirogue, sur un char à zébu, en 4 x 4, puis à pied… Pas facile de s’approcher des Tsingy de Madagascar, dans l’extrême ouest de la Grande Ile. Le «pèlerinage» dans ces cathédrales de calcaire, classées au patrimoine mondial de l’Unesco en 1990, oblige à traverser la moitié du pays, en alternant les déplacements chaotiques et les moments contemplatifs. Au pays du mora mora (doucement en malagasy), c’est finalement une bonne chose.
Le départ a lieu à Tana, capitale ocre et brune, plantée sur dix-huit collines. Avenue de l’Indépendance, des enfants vêtus de lambeaux vendent des journaux français, quémandent en criant «vazaha», le nom donné aux étrangers. Au Tombeau des Karanes, en banlieue, la gare routière fourmille. Les minibus Hyundai débordent de sacs ventrus et de cageots surchargés. Les passagers s’entassent. Direction les hauts plateaux, où vit l’ethnie des Mérinas.
Première étape à Antsirabe. A 1 500 mètres d’altitude, le «Vichy» malgache de la colonisation française se pare d’un charme suranné : hôtels rétro, thermes, larges avenues où se croisent des pousse-pousse rouges et jaunes. Dans une bourgade voisine, un orchestre de cuivre évoque les fêtes de village d’antan. Les habitants paient l’écot pour déguster un romazava, le plat traditionnel, avant d’aller «retourner les morts». Par un sentier de muletiers, nous gravissons une butte. La petite foule tend des draps blancs, des hommes pénètrent dans un tombeau, en sortent deux dépouilles, vite recouvertes de linceuls fleuris. Une femme éclate en sanglots, rompant l’atmosphère jusqu’alors joyeuse. «C’est son mari, il est mort récemment», justifie le chef du village. Les os sont ensuite enveloppés dans des nattes tressées et portés en procession sur la route.
Crocodiles immobiles. Après sept heures de route, on arrive à Miandrivazo, l’embarcadère de la Tsiribihina (prononcer Tsiribine). Les embarcations, longues et étroites, creusées dans des troncs, s’alignent entre les roseaux. Les plus imposantes emportent jusqu’à sept personnes. Sans compter les poules, liées entre elles par les pattes. Leur nombre diminuera au fur et à mesure des bivouacs... On se cale contre le sac à dos, et, muni d’une pagaie, on se lance pour 145 kilomètres de navigation. L’eau terreuse frôle les bords de la pirogue. Le courant est faible, ne pas s’attendre à des montées d’adrénaline. «Les Allemands préfèrent réserver en décembre, quand il y a plus d’eau», assure, dans son français hésitant, Béra, un des piroguiers. La rivière est peu profonde. Parfois, il faut débarquer et pousser, avec une pensée pour les crocodiles que l’on croise, immobiles sur les berges boueuses. Des tortues d’eau bleues disparaissent à notre passage ; hérons, sarcelles, aigrettes restent plantés sur les bancs de sable, indifférents.
On glisse sans bruit. La vie s’écoule paisiblement le long du fleuve dans les nombreux villages en pisé et chaume qui bordent les rives. Une femme portant une bassine sur la tête se lave dans la rivière ; trois autres, vêtues de lambas aux couleurs vives, marchent les pieds dans l’eau rougie par la latérite. La forêt a cédé la place à des falaises jaunes où nichent les chauves-souris. Au troisième jour, on quitte le fleuve au village de Tanambao. Les Tsingy sont encore loin. Une charrette tirée par un zébu nonchalant permet de franchir les marigots de la région. Lorsque le marais est trop profond, il faut se hisser avec les bagages sur des planches ; seule la tête de l’animal dépasse des nénuphars. Ensuite, mieux vaut réserver un 4 x 4. Après sept heures de piste éprouvante et la traversée en bac, épique, de la rivière Manambolo, on atteint enfin le village de Bekopaka, porte d’entrée des Tsingy.
Couleur mercure. Dans cette forêt sèche, il faut imaginer, 200 millions d’années plus tôt, l’océan recouvrant des couches sédimentées de corail et de coquillages. La mer se retire, découvre un immense plateau de calcaire, fissuré, craquelé en failles de plusieurs dizaines de mètres. Les pluies parachèvent le décor : elles rongent les blocs, les sculptent pour façonner une surface érodée unique au monde. Le massif se hérisse désormais d’aiguilles acérées, si tranchantes qu’elles donnent leur nom aux Tsingy, où l’on ne peut «marcher sur la pointe des pieds». Il y a trois siècles, le lieu servait d’abri aux vazimba, les premiers occupants de Madagascar.
On pénètre dans ce labyrinthe d’un gris bleuté par un canyon large de 50 centimètres seulement. Le ciel se résume soudain à une fente claire au-dessus de nos têtes. On serpente avec circonspection dans les entrailles des Tsingy, sombres et fraîches. A la saison des pluies, les rares promeneurs sont des crocodiles. L’eau a sculpté des franges parallèles sur les parois, laissé des flaques couleur mercure sur le sol irrégulier. Des lianes tombent droites du sommet, quelque 45 mètres plus haut : en fait, les racines aériennes des rares arbres de la surface. La végétation est à l’image du lieu, insolite, telle ces Barbapapas au tronc ventru ou encore ces bonzaïs étranges qui poussent à même la roche : des pachypodiums. Nous tombons sur un minuscule lémurien nocturne, dont les yeux globuleux nous fixent avec crainte. Des failles mènent à des impasses ressemblant aux cryptes des églises, des canyons débouchent sur des parois verticales, luisantes, qui rappellent les orgues des cathédrales.
Sans guide, impossible de ne pas se perdre dans le réseau de grottes, de crevasses et de lames ciselées comme la nageoire des espadons voilier. «Quand on tapote dessus, cela fait de la musique», s’amuse Françoise, une touriste venue de l’île voisine de la Réunion. Claustrophobes et sujets au vertige, s’abstenir : des passages s’apparentent à la spéléo ou à l’escalade. Equipés d’un baudrier, nous devons nous «vacher» à des câbles pour monter sur des plate formes d’observation étroites. «Pas vraiment dangereux, mais si on glisse, on y laisse sa peau», s’inquiète une randonneuse.
Cercles de lumière. Cinquante mètres plus haut, vue grandiose sur une mer de flèches et de pics qui hachure l’horizon. C’est l’autre visage des Tsingy. On passe d’un monde obscur, étroit et tortueux, parfois oppressant, pour «naviguer» sur une surface dentelée qui semble avoir crépité avant d’être pétrifiée. Impossible de progresser en ligne droite et à une altitude constante : il faut suivre les flancs de chaque lame, contourner chaque arête, escalader chaque «sculpture». Les Tsingy, fâchés avec les courbes, opposent des lignes cassantes, abruptes, tranchantes. L’érosion a percé des cercles de lumière dans des blocs aux formes d’étoiles, dont certaines branches évoquent des gargouilles.
Les concrétions ont parfois la taille d’une basilique, mais s’étirent jusqu’à être aussi fines que des points de broderie. Moment d’émotion : un pont de singe tremblant traverse un canyon de 60 mètres de profondeur et 30 mètres de large. Pas plus d’une personne à la fois. A l’image des via ferrata alpines, les passerelles succèdent aux échelles ; les mains évitant de s’accrocher à cette dentelle minérale sous peine de s’écorcher.
Rija, le guide de l’Angap, l’organisme qui gère les lieux, se démène pour débloquer un touriste italien, coincé lors d’une descente en rappel dans un gouffre noir. Il faut compter deux jours au minimum pour visiter les Tsingy, sans pouvoir découvrir l’ensemble des quelque 150 000 hectares du parc naturel de Bemaraha. Mieux vaut débuter par les «petits» Tsingy, proches du camp de base et faciles d’accès. Moins spectaculaires que les «grands», réservés aux randonneurs les plus à l’aise, ils donnent toutefois un bon aperçu de ce lieu unique. On abandonne à regret la forêt de pierre pour se poser à Morondava, sur la côte ouest, et s’émerveiller devant d’autres formes incongrues : celles des baobabs du pays Menabe.
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