De La Réunion aux Antilles, la coexistence entre communautés est mise à l’épreuve par l’héritage historique et les inégalités persistantes.
De notre correspondant à La Réunion Laurent Decloitre
Libération du 16 avril 2025
Elle est consciente d’avoir créé «une petite bulle». La chorale d’Anne-Julie Brutout réunit près de 90 chanteurs, qui répètent toutes les semaines sous sa direction enjouée, dans le nord et l’ouest de La Réunion. La métropolitaine, qui a vécu dix ans à Mayotte et dont le père de ses deux enfants est Comorien, compte dans sa chorale une petite majorité de Créoles, «Cafres, Malbars, Chinois, blancs…». Le reste des altos et autres ténors sont originaires de métropole. Le répertoire alterne entre chansons créoles, musiques du monde, en français, anglais, dialectes africains… La cheffe de chœur pense que ce vivre ensemble, qui se prolonge les week-ends lors de pique-niques, serait illusoire en métropole, où «il est plus difficile de passer la barrière des différentes cultures». Selon elle, «les Réunionnais ont une ouverture d’esprit» qui remonte à leur culture et leur histoire.
L’existence du groupe de dialogue interreligieux de La Réunion, qui réunit les représentants de toutes les confessions présentes sur La Réunion, où l’appel du muezzin se mêle aux cloches des églises, où des hindous prient également la Vierge Marie, est une illustration supplémentaire de cette communion, si souvent célébrée dans les discours médiatiques et les publications touristiques.
Stigmatisation de la communauté mahoraise
Thierry Malbert, professeur d’anthropologie à l’université de La Réunion, abonde quand il fait le lien entre le métissage de la population et, «à partir de la fin du XXe siècle», le vivre ensemble. «Je suis en paix avec l’autre, car il y a forcément une partie de l’autre en moi, du fait de ma filiation», rappelle-t-il à propos des Réunionnais. A ceux qui reprochent à la notion du vivre ensemble «une vision bisounours de la société», il rétorque : «Elle n’exclut pas les querelles de voisinage et les conflits.» Mais la stigmatisation dont souffre la communauté mahoraise dépasse largement ce cadre… Depuis le cyclone Chido, qui a ravagé l’archipel en décembre 2024 et conduit quelques centaines de Mahorais à venir s’installer à La Réunion, les diatribes ne cessent de pleuvoir.
Lors d’une manifestation contre «la délinquance rapatriée», en janvier devant la préfecture de Saint-Denis, certains ont même osé comparer les Mahorais à «des rats d’égout». Si les tensions sont vives à La Réunion, elles ne sont rien au regard des guerres de gangs intervillageoises à Mayotte, où des mineurs s’arment de machettes, tandis que leurs parents expulsent les enfants d’immigrés comoriens des écoles, brûlent ou démontent les abris de fortune des étrangers, souvent en situation irrégulière, expulsent les demandeurs d’asile de leur logement de fortune…
C’est dans ce contexte qu’il faut entendre le discours radical de la militante Mireille Fanon-Mendès-France. Pour l’ancienne présidente du groupe d’experts des Nations unies sur les personnes d’ascendance africaine, «il ne peut y avoir de vivre ensemble quand les noirs sont considérés comme des sous-êtres». Des propos choquants que la fille du révolutionnaire Frantz Fanon, dont elle préside la fondation, justifie en évoquant la situation de la Martinique : «Les noirs ont été arrachés à l’Afrique, réduits en esclavage aux Antilles, puis obligés de quitter leur île d’adoption pour tenter, comme des migrants, de vivre plus dignement en métropole.» Elle interroge : «Comment parler de vivre ensemble, le grand mensonge de la République, quand les terres n’appartiennent pas à ceux qui la cultivent, mais aux békés [les grands propriétaires blancs] qui les ont acquises par le vol et le sang ? Un crime qui fut ensuite légitimé, puisque les békés furent indemnisés lors de l’abolition de l’esclavage !» Les manifestations contre la vie chère, qui ont dégénéré en émeutes entre septembre et novembre 2024, en Martinique et en Guadeloupe, ne seraient donc que l’expression de «la lutte contre un capitalisme bâti sur la racialisation».
«Une contre-vérité absolue»
Cette lecture n’est pas celle de Jean-Marie Wadrawane, conservateur à l’Institut d’archéologie de Nouvelle-Calédonie et du Pacifique. Dans une tribune dans le Monde, en 2020, il dénonce «le discours de victimisation des Calédoniens d’origine kanak qui seraient les délaissés de l’Etat colonial». Selon l’archéologue, ce serait «une contre-vérité absolue». Jean-Marie Wadrawane assure au contraire que les Néo-Calédoniens sont «de plus en plus nombreux à ne plus [s’] inscrire dans des fidélités historiques, familiales ou ethniques». Et de conclure : «Chaque jour, nous travaillons concrètement pour le vivre-ensemble et le destin commun.»
Las, quatre ans plus tard, le projet d’élargissement du corps électoral pour les élections provinciales a provoqué la colère des Kanaks indépendantistes. La contestation a tourné à la révolte en mai 2024, l’état d’urgence a été déclaré. On dénombre quatorze tués par balles. Une tragédie qui a conduit Sonia Backès, présidente de l’assemblée de la province Sud (droite, anti-indépendantiste), à déclarer, en juillet dernier : «Notre plus grosse perte, c’est celle de l’espoir du vivre ensemble.» L’ancienne secrétaire d’Etat chargée de la Citoyenneté dans le gouvernement d’Elisabeth Borne a même assuré : «Comme l’huile et l’eau qui ne se mélangent pas, le monde kanak et le monde occidental ont, malgré 170 années de vie commune, des antagonismes indépassables.»
Un constat sévère que de nombreux médias tentent d’adoucir. La chaîne de télévision Guadeloupe la 1ère, en reprenant le manifeste de l’écrivain Patrick Chamoiseau, vient de consacrer une série de podcasts, avec pour espoir que «la planète de notre vivre-ensemble ne s’accommode d’aucune minoration, d’aucun peuple oublié, d’aucune indignité». De leur côté, les journaux du groupe France Antilles, ne cessent de recourir dans leurs articles au terme «vivre ensemble». Il est à craindre que cette ligne éditoriale reste à ce jour à l’état de vœu pieux.
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