Une association réclame l’autorisation de commercialiser, en vue de sa consommation, la chair des requins-tigres et bouledogues, les deux espèces incriminées dans les attaques qui ont endeuillé La Réunion. Le tribunal administratif examine cette requête ce mercredi 9 octobre.
Libération du 9 octobre 2024
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Le dimanche 12 avril 2015, Elio Canestri, 13 ans, était tué par un requin alors qu’il surfait sur les vagues à l’ouest de La Réunion. Depuis, son père, Giovanni, a créé une association qui porte le nom de son fils pour éviter que de tels drames ne se reproduisent. C’est à ce titre qu’il a déposé une requête auprès du tribunal administratif de Saint-Denis, demandant l’abrogation d’un arrêté préfectoral de décembre 2009 qui interdit la commercialisation de la chair des requins-tigres et des requins-bouledogues. Requête qui doit être examinée ce mercredi 9 octobre.
Ces deux espèces de squales ont été responsables de la mort de onze surfeurs et baigneurs entre 2011 et 2019 à La Réunion. Avant l’arrêté, les supermarchés de l’île, tout comme les restaurants, proposaient des steaks de requin sur les étals et dans les assiettes. «Depuis la décision de la préfecture, les pêcheurs n’ont plus aucun intérêt à pêcher les requins, puisqu’ils n’ont plus le droit de les vendre, rappelle Yves Boutron, secrétaire de l’association Elio Canestri. Du coup, ces squales, qui sont des espèces invasives, prolifèrent.» Même si aucun chiffre officiel ne vient corroborer cette éventuelle «surpopulation», de nombreux petits pêcheurs se plaignent effectivement. Stéphane, qui pêche à la ligne sur la côte est de l’île, raconte ainsi que «les requins gobent tous les poissons qu’on prend avant même qu’on puisse les remonter».
Des décès à Madagascar
Avant l’interdiction, le comité régional des pêches estimait à environ 200 le nombre de requins, toutes espèces confondues, pris chaque année à La Réunion. Il s’avère que c’est encore le cas, et ce depuis 2014, dans le cadre d’un programme de pêche préventive visant à éviter les attaques : tous les jours, une poignée de pêcheurs missionnés et payés par l’Etat capturent des requins à l’aide de drumlines, des lignes de pêche fixes. En août, dix requins ont mordu à ces hameçons «de service public». Ils ont été plus de 600 entre 2014 et 2022, selon le Centre sécurité requin, et même 752 depuis 2011 selon l’association écologiste Vagues. Mais les prises ne sont ni vendues, ni consommées, elles sont incinérées.
Les services de l’Etat rappellent en effet que les animaux peuvent être porteurs d’une toxine dangereuse pour les humains, la ciguatoxine. Régulièrement, des villageois de l’île voisine de Madagascar sont gravement intoxiqués, voire meurent, après avoir consommé des requins. Ce fut le cas en 2013 (neuf morts) et en 2020 (un mort). Or, le requin-tigre est une espèce migratoire qui peut parcourir les quelque 700 kilomètres séparant La Réunion de la Grande Ile. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) en a conclu qu’il n’était «pas possible d’exclure le risque que les requins-tigres et bouledogues pêchés à La Réunion puissent être contaminés par des ciguatoxines». D’où le principe de précaution retenu par les services de l’Etat.
«Ça se mange bien !»
L’argument fait bondir Jean-François Nativel, conseiller départemental, adapte de pêche sous-marine et de bodyboard. «Nulle part au monde, à part Mayotte et La Réunion, ce prétendu risque est brandi par les autorités», tempête l’ardent défenseur des surfeurs. Il est vrai que les prélèvements de l’Anses sur 24 échantillons de chair de requins pêchés à La Réunion entre 2012 et 2013 n’avaient «pas montré la présence de toxines de type ciguatoxines au-delà de la limite de détection». De son côté, Yves Boutron, de l’association Elio Canestri, rappelle que «jamais un Réunionnais n’est mort après avoir mangé du requin». De fait, de nombreux habitants consomment aujourd’hui encore des squales.
Depuis la grève en galets de Champ-Borne, dans le nord-est de l’île, Stéphane jette sa ligne, «câblée» pour éviter que les requins-bouledogues ne la coupent, appâtée avec des poissons vivants, en l’occurrence «du tilapia, du ti jaune ou de la bonite». Le passionné prépare les requins «à toutes les sauces», après les avoir saignés pour diminuer le goût d’ammoniac présent dans le sang de l’animal. «En cari, en shop suey, au four, ça se mange bien !» se régale le Réunionnais, qui n’enfreint aucune loi puisque seule la commercialisation est interdite. Il est applaudi par Jean-François Nativel, qui estime que les petits pêcheurs participent à leur échelle à la régulation de la population des squales.
Didier Dérand, la cheville ouvrière de l’association écologiste Vagues, se dit «scandalisé» par cette pratique : «Ils veulent qu’on pêche des requins pour protéger les surfeurs, mais ils demandent qu’on commercialise la chair, au risque de mettre en danger toute la population !» L’activiste, bête noire des surfeurs, sera aux côtés de la préfecture, le matin du 9 octobre, tout comme Sea Shepherd et Le Taille-Vent, une autre association de défense des requins, pour défendre l’interdiction de toute commercialisation.
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