En s’appuyant sur sa dernière enquête, l’Insee dénombre 310 000 habitants sur l’île, quand les élus locaux, eux, s’accordent autour de 400 000, affirmant que les migrants ne sont pas comptabilisés. Une différence notable qui pourrait avoir une incidence sur le calcul des dotations annuelles de l’Etat. Pour en avoir le cœur net, «Libé» a suivi les recenseurs dans les bidonvilles où vit la grande majorité des sans-papiers.
De notre envoyé spécial Laurent DECLOITRE
Libération du 15 mars 2024
En métropole, il arrive qu’un maire conteste le recensement, estimant que l’Insee s’est trompé sur le nombre de ses habitants. «Mais à Mayotte, c’est toute une île qui nous critique», se désole Loup Wolff, le directeur régional de l’Insee. La raison ? L’institut comptabilise, en s’appuyant sur la dernière enquête de 2017, 310 000 habitants dans le département de l’océan Indien au 1er janvier 2023. Or, comme l’écrit la Cour des comptes dans un rapport publié en 2022, «la plupart des interlocuteurs s’accordent sur le chiffre de 350 000, voire 400 000 habitants».
Pour Mansour Kamardine, député LR, la population s’élèverait même à 450 000. L’élu en veut pour preuve les centaines de milliers de bouteilles d’eau distribuées quotidiennement lors de la pénurie de la fin d’année sur l’île. Et de donner d’autres arguments, comme le volume des connexions à Internet ou le nombre de naissances : plus de 10 000 chaque année, ce qui fait du centre hospitalier de Mamoudzou «la plus grande maternité de France». Certains vont jusqu’à se référer à la consommation de riz, base des repas à Mayotte, pour démontrer que l’Insee se trompe. Le média l’Info Kwézi avait ainsi fait ses calculs : sachant que l’île a importé plus de 20 200 tonnes de riz en 2021, que la consommation annuelle du féculent par personne est de 31 kilos dans les pays d’Afrique, «nous serions 653 742 âmes». Conclusion de Mansour Kamardine : «Tout le monde n’est pas recensé à Mayotte.» Estelle Youssouffa, députée Liot, a d’ailleurs préconisé, dans un rapport d’information adoptée par l’Assemblée nationale en juin, de mettre en œuvre «dès que possible un recensement complet», persuadée elle aussi que le dispositif de l’Insee est défaillant.
Des zones difficiles d’accès
Pourtant, c’est à la demande des élus locaux que l’institut a changé de méthode en 2021. Auparavant, la population était recensée en une seule fois. Désormais, le régime commun, semblable à la métropole, est en cours. Une vague se termine cette semaine : les communes de plus de 10 000 habitants (au nombre de dix dans le département) sont recensées chaque année, sur un échantillon de logements, et les communes de moins de 10 000 habitants (sept) le sont une fois tous les cinq ans, mais de façon exhaustive. Quant aux recenseurs, ils sont recrutés par les communes elles-mêmes. Alors pourquoi cette polémique ?
Le hiatus tient aux milliers d’exilés clandestins, en provenance des Comores voisines, qui débarquent chaque année sur l’île française. L’Insee ayant pour mission de donner le chiffre de la «population légale», les sans-papiers, en situation d’illégalité, seraient donc exclus de l’étude… Méprise grossière : le terme «légal» signifie juste qu’il s’agit de statistiques officielles. D’ailleurs, si les enquêteurs demandent la nationalité des habitants, ils ne se préoccupent pas de savoir si les étrangers ont ou non un titre de séjour en règle.
Cela étant, les bidonvilles où vivent les migrants sont situés dans des zones difficiles d’accès, au cœur des forêts, disséminés dans les collines, le long des mangroves de l’océan… Des zones où les Mahorais craignent de s’aventurer pour des questions de sécurité. Mais pas l’Insee, jure Zainabou Sudiki, superviseuse du recensement sur une moitié de Mayotte. Nous grimpons avec elle un raidillon caillouteux qui conduit au bien nommé bidonville Houssountoude («Occupe-toi de tes affaires»), sur la côte Est de l’île, lieu de violentes bagarres entre jeunes en septembre. «J’ai dressé la cartographie des cases, qui précède la collecte des données de population, sans rencontrer le moindre problème», se félicite la jeune femme. Et de saluer une vendeuse d’aubergines, allongée sur un matelas, la jambe bandée après avoir été amputée d’un orteil. «A cause de mon diabète», explique en shikomori la mère de famille, sans papiers et récemment recensée.
Des trésors de patience
Zainabou Sudiki reconnaît néanmoins être parfois menacée, comme ce fut le cas dans le bidonville de Majicavo, plus au sud : «Des gars m’ont lancé : “Maintenant on connaît ton visage, si on est décasés, on te retrouvera !”» Le décasage est la hantise des clandestins. Depuis des années, l’Etat procède à des destructions d’habitats insalubres pour reloger, ou expulser, ses occupants. «Avec Wuambushu, notre travail est plus compliqué, soupire la recenseuse, faisant référence à l’opération sécuritaire lancée par Gérald Darmanin en avril. Les migrants croient qu’on vient pour les chasser.» Rendus méfiants, les clandestins s’enfuiraient à la vue des enquêteurs ou refuseraient de répondre à leurs questions, ce qui fausserait les résultats, jugent les pourfendeurs de l’Insee.
Asma Abdouroihamane, recenseuse à Labattoir, une commune de l’île de Petite-Terre, en est réduite à jongler avec le règlement… «Ce qui nous intéresse, c’est le nombre d’habitants, commente l’étudiante en licence. S’ils ont peur de donner leur identité à cause de Wuambushu, on met un faux nom.» Quant à l’année de naissance, souvent méconnue, les recenseurs apposent la date du 15 juin. C’est le cas ce matin, alors que nous serpentons dans des couloirs de tôle du bidonville de Polé, à l’ombre des bananiers, fruits à pain et manguiers. Une grand-mère, le visage couvert d’une crème jaune – le masque de beauté traditionnel m’dzinzano –, ignore l’âge de ses sept enfants qui vivent aux Comores et en métropole. Dans sa cahute, ni électricité ni eau, la Comorienne sans papiers doit se contenter du liquide saumâtre du puits.
Les recenseurs sont sur le point de la quitter lorsqu’ils remarquent... (voir la suite sur Libération)
Grains de riz...
Selon l'Insee, les Mahorais ne consommeraient pas 31 kilos de riz par an comme la moyenne des Africains, mais se rapprocheraient des habitudes alimentaires de leurs voisins des Comores et de Madagascar, entre 70 et 100 kilos de riz par an par habitant. Avec cette moyenne, la population mahoraise serait bien en-dessous des 400 000 habitants.
Commenter cet article