L’écrivaine et prof d’histoire réunionnaise nous plonge dans le versant sombre du département d’outre-mer.
Libération du 5-6 septembre 2023
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Photo Michael GRESSET
«Vous connaissez les lieux, très cher Laurent ?» L’expression surannée, la voix fluette, tout comme le choix atypique des salons de la préfecture de la Réunion pour notre entretien, surprennent. Maquillage soutenu, faux cils, ongles longs, lentilles de couleur, talons si hauts qu’elle descend les escaliers du XVIIIe siècle avec précaution, est-ce bien là l’autrice du terrible, féroce et jubilatoire Un monstre est là, derrière la porte ? Celle qui, dès les premières lignes de son roman, compare son île à un «tas de gravats du bord du monde où les pires superstitions humaines, chassées par les courants du scepticisme européen, trouvaient enfin un rivage assez poreux où s’échouer, prendre racine et couvrir de leur ombre d’épouvante un peuple borné et crédule jusqu’aux viscères». Gageons que si l’écrivaine de 38 ans n’était pas réunionnaise, elle se serait fait taxer de raciste par les habitants du département d’outre-mer. D’ailleurs, Gallimard s’attendait à «une polémique», pas à un succès d’édition qui l’a conduit à ressortir le roman en format poche chez Folio.
Gaëlle Bélem assume ce côté «glamour», ses photos en blonde ou brune sur les réseaux sociaux, et se résume en un oxymore : «L’artifice est dans ma nature.» La première Réunionnaise à être publiée chez Gallimard assure avoir créé un personnage public… qui «me ressemble», concède-t-elle cependant. Un personnage finalement pas si éloigné de son héroïne qui grandit dans une famille inculte de l’est de l’île, rêve de devenir écrivain et finit en prison !
Chez les Bélem, à Saint-Benoît, il n’y avait pas de livres non plus. La mère de Gaëlle, agente d’entretien qui vivait seule avec ses deux enfants, déposait sa fille à la médiathèque chaque semaine. Cette dernière suivit les conseils de son prof de français qui écrivait invariablement sur son bulletin de notes : «Mérite de réussir», et osa fuir le caillou volcanique après son bac littéraire. Direction Toulouse et la classe prépa du réputé lycée Fermat. La boursière découvre l’émulation intellectuelle qui lui faisait défaut à la Réunion, mais aussi «le racisme ordinaire». Seule, sans soutien, elle manque le concours des grandes écoles. «Forgée par la galère», elle s’inscrit à la Sorbonne, à Paris, en licence d’histoire et poursuit en master. Sa référente du conseil départemental, qui octroie les bourses, s’indigne alors de ce que la jeune femme ne travaille pas encore. «C’était révélateur de l’époque, une étudiante modeste ne pouvait avoir l’ambition de suivre des études longues…»
Pourtant, la Réunionnaise réussit le Capes d’histoire et devient prof. Elle est nommée en banlieue parisienne, Villepinte, puis Montfermeil en 2006, un an après les émeutes urbaines, et enfin Aubervilliers. «Si j’arrivais à faire cours durant vingt minutes au cours d’une séance, c’était déjà ça…» L’enseignante devient pigiste culturelle pour le Bondy Blog, site d’information créé après la mort de deux jeunes des cités. «J’avais accès au Théâtre des Champs-Elysées, du Châtelet, de la Comédie française», n’en revient toujours pas la jeune femme, qui semble être sensible aux ors et aux honneurs, dont ceux de la préfecture… Mais sa mère et son frère lui manquent tellement qu’elle demande à regret sa mutation pour son île. «J’avais l’impression d’un échec absolu, d’une régression, se souvient-elle, alors que l’attachée de presse du préfet vient nous photographier… Je pleurais tellement dans l’avion que les autres passagers en étaient incommodés.» La future romancière a l’impression de passer à côté de son destin, constatant que «l’exiguïté de l’île entraîne une étroitesse d’esprit», que le fameux vivre ensemble réunionnais cède parfois le pas «aux calomnies et à la tendance à se regarder entre soi.»
La vingtaine d’heures de cours d’histoire-géo hebdomadaires la laissant sur sa faim, la prof anime en sus des séances de latin dans un lycée privé de Saint-Denis. Elle y rencontre un élève brillant, Hugo, qui devient «le fils que je n’ai pas» et intègre l’ENS à la rentrée. Gaëlle Bélem est célibataire, sans enfant. «Ma féminité ne passe pas par la maternité, commente-t-elle. J’adopterai peut-être un enfant, mais en attendant, mes deux gosses, ce sont mes romans.»
Elle a en effet sorti le 24 août encore chez Gallimard son deuxième livre, le Fruit le plus rare, qui retrace... Lire la suite sur Libération.
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