Alors que la Nouvelle-Calédonie a subi fin janvier une nouvelle attaque de requin, La Réunion sort-elle du cauchemar ? Après quatre ans sans accident, la pêche aux squales semble porter ses fruits, tout comme les dispositifs de surveillance.
Libération du 5 février 2023
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Pourvu que ça dure ! Surfeurs, professionnels du tourisme, pouvoirs publics… Tous les Réunionnais croisent les doigts : plus de trois ans et demi sans attaque de requin ! Un record. « On n’avait jamais connu une trêve si longue depuis 1988 », se félicite Jean-François Nativel, conseiller départemental et vindicatif porte-parole des surfeurs. Le dernier accident remonte à mai 2019, quand un requin Bouledogue de 2,5m a tué un jeune homme qui prenait la vague sur la "gauche" mythique de Saint-Leu, à l’ouest de l’île. Le drame ponctuait une série sanglante de trente attaques, de 2011 à 2019, qui firent onze morts et sept blessés graves. Depuis, plus rien !
Pour beaucoup, cette accalmie est due à la pêche intensive que mènent les pouvoirs publics depuis 2014. Des lignes armées de centaines d’hameçons sont en effet posées au large des plages et des spots de surf, sur les côtes ouest et sud de La Réunion. Selon le bilan du Comité régional des pêches, qui arme six navires à cet effet, et du Centre Sécurité Requin (CSR), une émanation de l’État qui coordonne le dispositif, 445 requins Tigre et 139 requins Bouledogue ont été « prélevés » en huit ans. C’est-à-dire pêchés et tués. Un bilan qui a conduit la sous-préfète de Saint-Paul, Sylvie Cendre, à déclarer à la presse locale : « La pêche préventive a permis de réduire considérablement la population de requins. » Les scientifiques du CSR sont plus prudents, qui évoquent simplement « une baisse de la fréquentation », car aucune étude n’a permis de déterminer le nombre de squales rodant autour de l’île, le Bouledogue et le Tigre étant des espèces migratrices.
Il n’empêche, Michaël Hoarau, directeur des opérations du centre, s’autorise à y voir « la preuve que le programme est efficace. » Même Didier Derand, l’irréductible porte-parole du collectif Requins en danger, admet du bout des lèvres la relation de cause à effet : « Il est possible que la population de Bouledogue qui avaient tendance à rester près de nos côtes ait été suffisamment esquintée. » D’ailleurs, si cinquante-deux Bouledogue ont été capturés en 2016, il ne sont plus que dix-sept en 2019 et deux en 2022. Pour autant, le pharmacien écolo s’oppose toujours à cet « assassinat » ; il vient de déposer un recours en annulation auprès du tribunal administratif « contre la décision du préfet d’autoriser les opérations. » Son argument ? « Il ne viendrait à personne l’idée de faire un footing dans la savane et de tuer les lions pour sa sécurité. De la même façon, on ne peut massacrer les requins au prétexte qu’on colonise leur milieu pour un simple loisir. » Il rappelle en outre que la très grande majorité des captures concerne les Tigre ; or ces derniers sont très rarement impliqués dans les attaques à La Réunion. Effectivement, sur les onze décès survenus entre 2011 et 2019, un seul a été imputé à un Tigre. Réaction de Michaël Hoarau, au Centre Sécurité Requin : « Une vie humaine de perdue, c’est une mort de trop, sans commune mesure avec celle d’un animal ». D’où le ciblage des deux espèces, non protégées mais considérées comme « vulnérable » (Bouledogue) et « quasi-menacée » (Tigre), par l’Union internationale pour la conservation de la nature, « contre seize espèces prélevées en Australie », également confrontée à des attaques.
Qu’à cela ne tienne, les écologistes réunionnais soulèvent un autre point : les palangres de pêche causeraient des dégâts collatéraux : de mars 2018 à août 2022, pour 367 squales capturés, 523 « prises accessoires », dont des raies, ont mordu à l’hameçon. C’est pour cette raison que le CSR a inventé le dispositif, aujourd’hui repris dans d’autres pays, de « smart drumline » : les lignes sont équipées de bouées satellitaires, qui envoient un signal aux pêcheurs. Ceux-ci ont cent minutes, pas une de plus selon le contrat qui les lie au centre, pour arriver sur les lieux et relâcher les espèces non dangereuses. Et ça fonctionne : le taux de survie des captures accessoires s’élève à 83%.
Si les attaques ont cessé, c’est aussi parce que la pratique du surf a été drastiquement encadrée. Depuis 2013, la préfecture reconduit année après année un arrêté qui interdit « la baignade et les activités nautiques utilisant la force motrice des vagues dans la bande des 300m. » Le surf est seulement autorisé à l’ouest de l’île, dans des zones sécurisées par deux prestataires : l’association Leu Tropical Surf Team expérimente depuis 2021 des « water patroll » sur cinq spots de la commune de Saint-Leu ; la ligue réunionnaise de surf supervise, elle, depuis 2015, des « vigies requins renforcées », sur huit spots de Saint-Paul et Trois-Bassins.
Ce vendredi matin, le dispositif a pu être ouvert au spot des Aigrettes, où la visibilité sous l’eau dépasse les huit mètres, condition nécessaire pour permettre une bonne surveillance. Sept vigies, des nageurs en palme-masque-tuba et combinaison, se mettent à l’eau, sécurisés par un navire de soutien qui patrouille à leurs côtés. Un peu plus au large, une autre embarcation dispose de quatre caméras qui filment en continu les fonds sous-marins. Le jet-ski n’a pas été jugé utile, ni le drone, les conditions étant optimales. Gilles, averti sur les réseaux sociaux du spot retenu, a sauté sur l’occasion. « Je surfe depuis l’âge de dix ans, mais j’avais arrêté en 2011 à cause des requins, raconte le photographe. J’ai attendu de voir si le système des vigies était vraiment sûr avant de recommencer ». Et tant pis s’il faut s’acquitter de 35€ d’adhésion obligatoire à la ligue de surf, et de 50€ de frais annuels pour bénéficier de la protection de vigies. Sophie, elle, est arrivée il y a seulement huit mois à La Réunion. C’est pourquoi la pilote de ligne se veut « prudente » et ne surfe que « dans les zones surveillées ». Pour l’instant… Car la surfeuse a commandé un EPI (équipement de protection individuelle), un système électro-magnétique qui se fixe sous la planche et fait fuir, en principe, les requins. « Ça me permettra d’aller sur d’autres spots, pour changer », confie-t-elle. Des vagues non surveillées, où la pratique est donc illégale, mais qui attirent des centaines de surfeurs.
C’est le cas, ce même vendredi, sur le spot de Trois-Bassins, en contrebas d’une pente rocheuse. Ils sont une vingtaine à glisser, risquant une amende et, surtout, une attaque de requin. Parmi eux, Anne-Cécile, une enseignante, dont le compagnon surfait en 2012 aux côtés d’Alexandre Rassiga, en 2012, et le vit se faire déchiqueter par un requin… Depuis, la jeune femme a adopté le paddle – elle pagaie et prend les vagues debout sur sa planche -, une pratique « plus sûre » selon elle. Yohann brave lui-aussi l’interdit, parce que « c’est trop blindé dans les zones surveillées », comprendre trop fréquenté. L’électricien au visage recouvert d’une pommade jaune de protection solaire, préfère ne pas penser au risque : « Sinon, tu niques ta session ! » Pourtant, Yohann a déjà été chargé une fois par un requin : « Il a foncé sur moi avant de changer d’un coup de direction. » Pour rassurer son épouse, et sa fille, le surfeur a fixé un EPI sous sa planche et sort de l’eau si la visibilité diminue.
Le conseiller départemental Jean-François Nativel comprend ces irréductibles : « Les zones surveillées ferment dès que la houle dépasse les 2m. On nous rejoue Brice de Nice, le surfeur sans vague ! Du coup, elles concernent moins de 10% des surfeurs de l’île ». De fait, les vigies de la ligue n’ont pu sécuriser les spots que 180 jours l’an dernier. Aussi, depuis quelques mois, les glisseurs, rassurés par l’absence d’attaque, sont de plus en plus nombreux à prendre les vagues un peu partout autour de l’île. Pour les soutenir, l’élu s’est lui-aussi mis à l’eau le 16 janvier, sous les caméras d’une télévision locale. Il s’est attiré les foudres du préfet, Jérôme Filippini, qui a annoncé son intention de saisir le procureur après cette attitude « provocatrice et irresponsable ». De son côté, le Centre Sécurité Requin, conscient de l’engorgement des zones surveillées, a présenté à l’État et à la Région Réunion, les principaux financeurs, un plan d’action prévoyant de sécuriser une trentaine de spots. En attendant, Thierry Martineau, président de la ligue réunionnaise de surf, touche du bois. Il a enfin pu organiser, en novembre dernier, un Open Surf, dix-sept ans après la dernière compétition du circuit pro tenu à La Réunion. Une renaissance qui s’est déroulée sans incident. Pour autant, il déconseille aux surfeurs de pratiquer librement. « C’est fini le temps où on surfait sur la houle cyclonique ou au clair de lune ! Il faut s’adapter, car le risque requin est toujours là », prévient-il. L’an dernier, les vigies ont d’ailleurs évacué à deux reprises les spots, ayant détecté un requin qui chassait… une tortue.
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