«Libé» retourne à la rencontre des Français qui ont fait l’actualité dans nos colonnes pour causer élection présidentielle. Aujourd’hui, Jean-Philippe Grosset, réalisateur du premier long-métrage en créole, «Zamal Paradise».
Libération du 2 avril 2022
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Il y a deux mois de cela, Jean-Philippe Grosset avait accepté la rencontre, chez lui, du bout des lèvres. C’était la première fois, justifiait le cinéaste, qu’il acceptait un journaliste dans sa «case», dans les hauteurs montagneuses de Saint-Denis de La Réunion, «au milieu des salades». Le réalisateur, qui venait de sortir Zamal Paradise, un long-métrage de 2 heures 35 en créole, s’était prêté au jeu des photos seulement après avoir chaussé chapeau et lunettes noires.
Pour ces retrouvailles plus politiques, le cinéaste réunionnais a cette fois demandé que l’entretien se déroule, non pas au siège de sa société de production… mais à notre domicile. Une condition dérangeante – mais enfin, un journaliste ne va pas recevoir ses interlocuteurs à la maison ! – et qui, finalement, paraît cohérente avec le parcours de l’ancien rappeur : DKpit (son nom de scène) souhaitait «être sur un pied d’égalité».
«On m’a vite fait comprendre que j’étais un mouton noir»
Accord fut donc donné mais le quadragénaire hésitait encore. Ses idées, il ne les glisse ni dans les urnes ni dans les pages des médias, mais dans ses films. «Je suis apolitique, s’excuse presque DKpit. Je n’ai jamais voté de ma vie.» Le réalisateur, qui se dit pourtant engagé, se justifie : «Plus jeune, je voyais les élus comme des bergers censés guider le troupeau de moutons vers les verts pâturages. Puis je me suis rendu compte que les bergers étaient inféodés aux loups de la finance. Le mouton ignore que l’herbe qu’il broute n’appartient pas au berger, mais au loup. Si c’est bien le berger qui le tond et repart en 4×4, la vente de la laine profite encore au loup, qui, lui, a une Ferrari.»
En verve, l’ancien rappeur se lève et continue à filer la métaphore ovine : «Moi, on m’a vite fait comprendre que j’étais un mouton noir. Les chiens du berger – les institutions – m’accusaient de ne pas faire mèèhhhhh comme les autres. Je ne juge pas les moutons, ils ont envie de croire le berger qui leur promet de changer le monde. Mais moi, je ne voulais pas qu’on me raconte des histoires, je voulais écrire la mienne !» Au final, DKpit, qui ne craint pas l’emphase et ne s’embarrasse pas de fausse modestie, se décrit comme «un dragon ailé, qui contemple le troupeau depuis très loin.» Bref, un «artiste» qui rechigne à citer le nom d’un seul des candidats à l’Elysée.
Abstentionniste, soit. Mais son parcours, son film… Lui qui, adolescent, a dealé du «zamal» (l’herbe locale), a dévalisé des boutiques, et même «failli buter un mec». Lui qui met en scène des «kaniar la kour» (délinquants de la rue), lui dont le père donnait et recevait des coups pour défendre les idées émancipatrices du Parti communiste réunionnais, comment peut-il rester indifférent à une élection présidentielle ? Comment ne pas dénoncer les inégalités ? Jean-Philippe Grosset éclate de rire : «Arrêtons l’hypocrisie ! Je sais les souffrances que provoque le capitalisme, je sais les frustrations engendrées par les iPhones qu’on fout dans la gueule des jeunes en leur disant, c’est pas pour toi, trop cher ! Mais je sais aussi que je dois accepter, sans les partager, les règles du jeu, ne serait-ce que pour financer mon prochain film…»
«La galère engendre l’œuvre»
Alors DKpit montre plus qu’il n’accuse, en rappelant cependant : «Vous avez déjà vu un film français qui déroule sur 2 h30 la galère de jeunes de couleur ?» Non, et force est de reconnaître que Zamal Paradise, bientôt sur les plates-formes de streaming, a fait l’effet d’un électrochoc à la Réunion. Lorsqu’il l’a présenté au Fespaco, le plus grand festival de cinéma d’Afrique qui se tenait au Burkina Faso, le réalisateur a discuté avec un vendeur de rue, qui lui a asséné : «Quand il n’y a pas de solution, il n’y a pas de problèmes !» Jean-Philippe voit dans cette formule une métaphore de son engagement : «Arrêtons de demander aux artistes d’être des sociologues ou des médiateurs de quartier ! Laissez-nous partager notre vision du monde, c’est déjà pas mal !»
DKpit peaufine d’ailleurs son prochain scénario, «l’histoire de rap la plus rock’n’roll de France», promet-il. Rien de moins. Son héros découvrira que le paradis originel s’est transformé en «baisodrome, où chacun doit baiser l’autre pour réussir…» Cette vision bipolaire, voire simpliste, le Réunionnais l’accepte plus qu’il ne la combat : «Le challenge artistique est indissociable du clivage, la galère engendre l’œuvre.» Et de citer Tarkovski, le réalisateur russe confronté à la censure soviétique qui remporta le grand prix de Cannes en 1986 pour Le sacrifice. Un exemple pas anodin pour le cinéaste réunionnais, qui, s’agitant, en fait trembler la tête de mort dessinée sur son tee-shirt.
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