Entièrement tourné en créole, le long métrage à petit budget de l’ancien rappeur DKpit recueille le succès du public sur l’île.
Libération du 9 mars 2022
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Soyons honnêtes : on s’attendait à un long clip, convenu, méritoire, sur les jeunes des quartiers déshérités de la Réunion. Le propos n’incitait guère à l’optimisme : trois kanyar («voyous») trafiquent du zamal («cannabis») pour financer leur album de rap. Oui, Zamal Paradise est un film entièrement tourné en créole réunionnais, sous-titré en français. Première claque : on se prend du créole lourd, extirpé des entrailles, souvent craché, parfois pleuré, sans volonté d’y glisser le folklore de la langue régionale. Un créole qui permet au public zorey («métropolitain») d’approcher l’âme réunionnaise, qui ramène tous les spectateurs à leurs origines. Christophe Sautron, un des acteurs amateurs, aux mêmes origines modestes que son personnage Kenlo, parle de «catharsis», va jusqu’au «film capital pour le peuple réunionnais», sans que sa grandiloquence exprimée avec lenteur ne fasse sourire.
A l’image de la Haine, de Kassovitz, ce premier long métrage donne, enfin, la parole aux gars la kour («de la rue»). La presse locale et les spectateurs sont dithyrambiques. Les jeunes, surtout, ont l’impression qu’on parle d’eux, de leur colère mais aussi de leurs espoirs, pas seulement des plages et des randonnées de l’île tropicale. «Ça raconte vraiment ce qui se passe dans la vie», estime Jimmy. Mia approuve, précisant : «Le film casse les clichés et les a priori que j’avais sur les jeunes Réunionnais des quartiers populaires.» Depuis sa sortie sur l’île, le 20 décembre, jour de la commémoration de la fin de l’esclavage à la Réunion, Zamal Paradise fait mieux que le dernier Matrix. Tourné avec des acteurs amateurs, sans grands moyens (600 000 euros), le film de 2h30 a même remporté plusieurs prix internationaux. Aujourd’hui, le réalisateur, DKpit, est en discussion avec le réseau des indépendants Acid pour une sortie dans les salles de métropole, en attendant la diffusion sur les plateformes.
Pour les fans qui suivaient son groupe de hip-hop, Futur Krew, au début des années 2000, l’ancien rappeur est une légende vivante. «Mon kabo lé magik, prepar zot trou dki» («Ma bite est magique, prépare ton trou du cul»), scandait alors DKpit. «C’est la société qui est vulgaire, pas moi, se défend aujourd’hui le cinéaste de 45 ans. On se sentait méprisé, on nous refusait tout. Alors on a vomi notre colère avec l’envie de tout cramer.»
Bagouzes
«Pas invité à la naissance», le petit Jean-Philippe Grosset est élevé par ses sœurs dans un quartier populaire de Saint-Denis. Dès l’âge de 14 ans, il deale du zamal, l’herbe locale. Il s’en est inspiré pour une scène hallucinante de réalisme, qui oscille entre l’ambiance dégénérée de Délivrance (Boorman, 1972), et le huis clos des Huit salopards, de Tarantino. En 1991, Jean-Philippe Grosset est en «première ligne» des émeutes du Chaudron, à Saint-Denis, qui causent la mort de huit personnes. «Je pille des magasins, pique des débroussailleuses et me fais choper, raconte-t-il sans fioritures. Un vigile, armé d’un fusil à pompe, me propose soit de fuir par le parking jusqu’à ce qu’il lâche les chiens, soit de me servir d’une hache qu’il me tend». Le délinquant s’en sort et se range ; il postule pour une formation d’animateur. «J’avais compris animateur de rue, mais c’était pour des films d’animation», sourit celui qui ne se départ jamais de son chapeau, lunettes noires et bagouzes à tête de mort.
Après une formation avortée en carrosserie, puis en arts appliqués, le jeune homme trouve enfin sa voie, à l’Institut de l’image de l’océan Indien. A la sortie, il crée un studio de graphisme et suit une formation à distance, sur la réalisation, tout en se gavant de bouquins spécialisés. Il commence à tourner des clips et des spots de pub, ce qui lui donne l’envie de tourner un long métrage qui parlerait de lui, pas des autres. Il écrit un scénario sur «un rappeur en proie au monde capitalistique», en fait l’histoire de son groupe Futur Krew, qui a signé, sans lendemain, avec Universal. Le projet de film avorte, faute de budget.
«Déclic»
En 2016, l’autodidacte assiste à un concert de King Tafari, chanteur réunionnais de dance hall. Un mec musclé et tatoué, au lourd passé. «J’ai eu un déclic, raconte DKpit. Pour faire un film, je n’avais pas besoin de vrais comédiens, mais de gars comme moi, qui sortaient leurs tripes.» King Tafari, chaussettes longues sur short court, n’a connu son père qu’à 13 ans, «à sa sortie de prison». Loïc Mandere, de son vrai nom, est battu par sa mère, adopté par sa tante. Adolescent, lui-aussi vend du zamal et même de la drogue dure. Pour échapper à la prison, il s’exile en métropole, et y suit une licence professionnelle en soudure. A son retour sur l’île, King Tafari rentre, avec son ami Kenlo, sous la coupe artistique de DKpit. Pendant deux ans, trois fois par semaine, Jean-Philippe Grosset leur apprend le métier de comédien, en s’inspirant de la méthode de l’Actors Studio, tout en s’exerçant, lui-même, à diriger des acteurs.
DKpit tourne alors une ébauche, qu’il soumet à l’Agence Film Réunion. Bonne pioche cette fois : l’émanation de la région, subjuguée, accorde une subvention de 320 000 euros. Le tournage débute en 2018. Pour trouver le ton juste, les comédiens amateurs se servent de leur vécu. La scène émouvante où King Tafari pleure parce qu’un comparse l’a trahi, il l’a connue : «J’avais cambriolé une épicerie avec un copain, on avait caché l’argent, il me l’a volé.» La scène où Kenlo Primate, dévasté, est prêt utiliser un flingue ? DKpit dit aussi avoir plus jeune «failli buter un mec». Et d’ajouter : «Un cinéaste raconte toujours sa vie, même si le film se passe sur Mars.» Le Réunionnais prépare aujourd’hui un autre long métrage, «toujours dans la rue» ; Kenlo et King Tafari peaufinent, eux, un album de hip-hop. Leur vie n’a pas changé, contrairement au paysage cinématographique de la Réunion.
Zamal Paradise de DKpit, (2h36). Sortie en métropole non définie.
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