Le graffeur, star à la Réunion, essaime son personnage phare sur les murs et dans les galeries du monde entier.
Libération du 4 avril 2022
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Comme son facétieux personnage, il aime manier l’humour, travestir la réalité. La dédicace de Banksy, accrochée sur le mur de son atelier de la Ravine-des-Cabris, dans le sud de la Réunion ? Un faux. Donald Trump devant une de ses peintures, affichée dans le Bureau ovale ? Un montage. Mais les autres clichés ne mentent pas : le street-artiste Space Invader l’a bien invité à partager une création sur un mur parisien, le virologue Didier Raoult a bel et bien accroché un de ses tableaux à l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille. Des parrainages disparates, que Jace (prononcer à l’anglaise) invente ou collectionne, au gré de ses voyages.
Dans une quarantaine de pays, le graffeur, qui tait son vrai nom, laisse ainsi vagabonder l’imagination du public, du Brésil à la Corée du Nord, de la Tunisie au Japon, de New York à Beyrouth, de Tchernobyl à la Réunion où il vit. Autant de spots sauvages dont il recouvre depuis trente ans affiches, murs, façades, tôles, tunnels d’un petit bonhomme rond, sans mains ni pieds, sans yeux, nez et bouche : le Gouzou. Prochaine étape : le Carreau du temple, à Paris, où il sera en mai le parrain de l’exposition «Solid’Art», un salon solidaire d’art contemporain. Jace en profitera pour répondre à une commande : la décoration de la station de métro Hôtel-de-Ville, avant de secouer ses bombes de couleur à La Rochelle et à Nîmes. Car l’artiste de rue s’est institutionnalisé. Lancé par une expo au Grand Palais en 2009, il est aujourd’hui invité un peu partout sur la planète et vend ses toiles dans trois galeries de métropole : Mathgoth, à Paris, Hamon au Havre et At Down à Montpellier.
Cela agace parfois dans la communauté du street art : Jace n’est pas un révolté et se compromettrait avec le grand capital. Il peint pour des commerçants, des particuliers, et même des administrations et collectivités. «Je sais d’où je viens, mes trente ans de rue m’ont crédibilisé et légitimisé», rétorque-t-il, serein. De fait, il y a belle lurette qu’il n’est plus confronté aux Toys («trouble on your system» – le street art aime les termes anglais), ces graffs ou tags de confrères jaloux qui recouvrent vos œuvres. «Ça m’est arrivé, j’ai dû échanger quelques claques pour me faire respecter», sourit l’ancien karaté man, ceinture noire.
Né au Havre en 1973, Jace est arrivé à l’âge de 9 ans à la Réunion. Son bac scientifique et une licence de biologie ne le détournent pas de sa passion pour l’univers du hip-hop (mais il écoutait du punk à notre arrivée chez lui). «Je dois grave à un prof d’arts plastiques, qui m’a fait découvrir la bible Subway Art, sur les premiers tags dans le métro new-yorkais.» A ses débuts, il se contente de bomber son nom, à la Réunion et au Havre où il retourne vivre durant six ans. Sa première véritable œuvre ne brille pas par l’originalité : il écrit le mot «Wall» sur un mur…
C’est pour se démarquer que l’artiste crée à la Réunion, en 1992, le «Gouzou», un terme employé par un copain du sud de la France pour interpeller les gens. La créature aux traits simples est de couleur ocre, bronzé à la bombe Amarillo Yosemite. Forcément. «Comme les créoles, il a la peau métissée, et c’est un moukateur (“blagueur”)», revendique Jace, qui nous reçoit visage découvert, contrairement à son habitude. Un bob cache en général son crâne dégarni et des lunettes noires protègent du soleil tropical ses petits yeux bleus. Une coutume chez les graffeurs, pour éviter d’être reconnus par les forces de l’ordre. Mais aussi pour «entretenir la légende et la curiosité», concède celui qui ne passe pourtant pas inaperçu, ne serait-ce qu’en raison de son 1,97 m.
Jace est en fait une star sur son île. «Jamais au cours de mes voyages, je n’ai rencontré un tel engouement populaire pour un artiste urbain», s’étonne Seth, connu pour ses dessins monumentaux d’enfants, contacté alors qu’il réalise une fresque à Parme, en Italie. Les Réunionnais raffolent des Gouzous, au point de s’en faire tatouer sur le corps, d’arracher les volets de cases en ruine sur lesquels a peint Jace, au point même de découper au chalumeau les dessins tagués sur les carcasses de voiture ! «Au début, j’étais flatté, raconte le graffeur. Mais aujourd’hui, il y a beaucoup de spéculation. Je retrouve mes œuvres, découpées en morceaux, revendues sur le Bon Coin…»
Aussi, depuis des années, le fan de Keith Haring, un des pionniers de l’art urbain, inventeur de personnages dégingandés, ne signe plus ses créations : «Elles valent moins cher et sont moins volées ainsi. Et je risque moins d’emmerdes avec la justice.» Un brin parano, l’artiste ? «Même si je suis connu à la Réunion, je ne suis pas intouchable ici», justifie-t-il. Lorsqu’il peint en «illégal», Jace gare sa voiture devant le mur pour être abrité des regards. Il a été coursé plusieurs fois par des gardiens, interpellé par des policiers, incarcéré une trentaine d’heures à Manhattan et même menacé par des miliciens armés de kalachnikovs au Botswana. «Aujourd’hui, je ne fais plus des trucs que j’aurais osés jeune», avoue le presque quinquagénaire, père d’une fille. Bien que tenté, il ne taguera donc pas les piliers qui soutiennent, en pleine mer, un viaduc de plusieurs kilomètres à l’ouest de l’île. Promis... Un lieu impressionnant et hyper-visible, qui a fait la une des médias nationaux car la voie se termine dans l’eau, faute de financement pour l’achever.
Rangé des camions, Jace ? «Non, la peur du flic me rend encore vivant, j’aime de temps en temps passer de l’autre côté des lignes !» jure-t-il devant une sculpture de tête de mort, qu’il collectionne. Sa dernière création remonte à quelques jours, sur une zone interdite d’accès : il a peint un Gouzou énervé, à même la coque d’un pétrolier échoué sur une coulée de lave de l’île, avec, fait rare, un petit texte : «Stationnement gênant, prière de dégager.» Pourtant, son personnage n’est pas un belliqueux ; s’il milite pour préserver l’environnement ou dénoncer le capitalisme mondial, le Gouzou joue surtout sur l’humour. «Je ne suis pas engagé politiquement, les élus ne poursuivent que des ambitions personnelles, sans vision d’envergure.» Le tagueur votera blanc à la présidentielle. L’Ukraine ? «Je ne suis pas un dessinateur de presse, et puis, “Fuck Poutine”, ce serait un peu trop attendu !»
Submergé aujourd’hui par les demandes, l’artiste de rue répond souvent par la négative, sauf «s’il y a un vrai projet». Ou de l’émotion : mi-mars, un parachutiste en combinaison de wingsuit, qui s’était élancé dans le vide depuis le piton des Neiges, le sommet de l’île, s’est tué. A la demande de la compagne de la victime, Jace a dessiné un Gouzou en train de planer dans les airs…
1973 Naissance.
1992 Création du Gouzou à la Réunion.
2009 Expo au Grand Palais.
2015 Ouverture de la galerie l’Usine à Gouzou à Saint-Pierre.
2021 Publication du Tour du monde en 80 Gouzous.
Mai 2022 Exposition «Solid’Art» à Paris.
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