Pour Alexandre, ici à Champ Borne à Saint-André, «les politiques sont les rois des belles paroles (R.Philippon)
Pendant la campagne présidentielle, «Libération» interroge des groupes de Français qui ont choisi de ne pas ou plus voter. A Saint-André, sur la côte est de l’île, la défiance envers la classe politique est très forte.
Libération du 28 janvier 2022
De notre correspondant, Laurent DECLOITRE
Accroupi à même le goudron écorché du parking d’un HLM, Alexandre étale une pâte rose sur le brûleur de sa chicha, avant d’inhaler avec langueur la fumée aromatisée au chewing-gum. «Sans zamal», le cannabis réunionnais, jure le chômeur de 22 ans, qui se protège du soleil tropical à l’ombre d’une carcasse de voiture. C’est pas qu’il soit contre… «J’ai plein de copains qui en vendent pour payer leur loyer. Dans ce cas, c’est pas un délit, non ?» Le jeune homme, qui vit avec sa mère et ses deux sœurs, est-il d’accord avec Yannick Jadot ? Le candidat d’Europe Ecologie-les Verts souhaite légaliser et encadrer la consommation, la production et la vente de cette drogue douce à des fins récréatives. «Je le connais pas. Tous des menteurs de toute façon. Ce sont les rois des belles paroles mais ils ne font rien. C’est pour ça que les jeunes détestent les hommes politiques», assène Alexandre, paré de bagouses et de boucles d’oreilles dorées.
Alors, bien sûr, il n’ira pas voter à la présidentielle. A Saint-André, ils étaient 75% des inscrits à ne pas s’être déplacés lors des législatives de 2017, remportées par La France insoumise. Mais c’est Marine Le Pen qui était arrivée en tête au premier tour de la présidentielle dans cette commune déshéritée de 57 000 habitants. Saint-André est l’une des vingt villes les plus pauvres de France (un taux de pauvreté de 46% contre 14% au niveau national), selon le rapport de l’Observatoire des inégalités de 2020.
«Les Réunionnais se font marcher dessus»
«A votre avis, pourquoi je suis là à rien faire ? s’énerve Alexandre. J’ai pas de travail, malgré mon bac pro systèmes électroniques et numériques. On nous promet la lune et les étoiles, mais on reste à terre !» Il ne voit pas d’autre solution que de s’exiler «en France», avec l’aide du Comité national d’accueil et d’action pour les Réunionnais en mobilité. L’ancien gilet jaune voudrait devenir serveur dans un bar de Paris. En attendant, le Saint-Andréen, qui se déplace à vélo, multiplie les jobs au noir : plaquiste, manœuvre, barman… Et accuse les «zorey», c’est-à-dire les métropolitains vivant à La Réunion, d’accaparer les postes. «Les hommes politiques glorifient les gens venus d’ailleurs et oublient leur peuple. Les Réunionnais se font marcher dessus. A force de montrer qu’on est une terre d’accueil, on oublie notre race !» Un discours proche de la rhétorique de Jean-Hugues Ratenon, le député LFI de la circonscription, dont il a «vaguement entendu parler»…
Mais il est trop tard : la crise sanitaire n’a fait que creuser le fossé, renforcer la défiance. Malgré une semaine au cours de laquelle il a eu de la fièvre, de la fatigue, et a perdu le goût, Alexandre, «antivax», ne croit pas à la pandémie de Covid : «Ce n’est pas une maladie née naturellement, c’est un complot à 100%, créé par des gens plus hauts que nous.» Lucas, son copain, jambes étendues à travers la vitre de sa voiture, approuve. Lui aussi ne votera pas, lui aussi n’est pas vacciné. Mais lui possède une Chevrolet, qu’il a rénovée, tunée et équipée d’un système son tonitruant. Reda (1), un quinquagénaire à la barbe grise et à la djellaba au blanc passé, sort d’un immeuble tacheté de coulées noirâtres et s’approche, affable. Le musulman ne se plaint pas de ce voisinage bruyant. «Il faut aider les jeunes, leur redonner espoir. Ils ne sont pas méchants, mais s’il n’y a rien à faire…»
(1) Le prénom a été modifié.
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