Lors d'une campagne de collage sauvage du collectif Collages féminicides près de l'hôtel de Matignon, en novembre 2019. (Magnin/Lucas)
Les soignants du département hésitent à briser le secret professionnel lorsque leurs patientes, en particulier les victimes de violences intrafamiliales, refusent de porter plainte. Un protocole a été signé avec la justice pour les pousser à franchir le pas.
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
LIBÉRATION DU 25 NOVEMBRE 2021
Ophélie (1), 30 ans, mère de deux enfants, est battue par son mari depuis des années. Et son médecin de famille le sait. Il y a quelques semaines, «elle est arrivée avec le nez brisé et a failli perdre son œil», raconte le praticien réunionnais, qui a souhaité rester anonyme. L’époux violent et jaloux harcèle sa femme, jusqu’à l’appeler en pleine consultation. «Il l’insulte, lui donne des coups de poing, poursuit le docteur, impuissant. Elle ne veut pas porter plainte, elle a trop peur que son mari ne la tue.» Alors la patiente repart chez elle en clopinant, son médecin de famille priant pour qu’il ne lui arrive rien de pire. Pourquoi ne signale-t-il pas son cas ? Il estime que le secret médical et «la relation de confiance» l’emportent sur toute autre considération.
Pourtant, depuis un an, la loi autorise les professionnels de santé à prévenir les autorités lorsque les coups mettent la vie de la victime «en danger immédiat» et que celle-ci se trouve «sous l’emprise de son auteur». Le médecin doit s’efforcer d’obtenir l’accord de la patiente ; s’il n’y parvient pas, il doit signaler son cas au procureur de la République. L’article 226-14 du code pénal, réprimant la violation du secret professionnel, ne s’appliquera pas.
«Vingt ans avant qu’elle ne porte plainte»
Malgré cette petite révolution issue du Grenelle des violences conjugales, beaucoup de médecins hésitent encore à franchir le pas. C’est le cas de Sandrine Bordier, généraliste à Saint-Denis, souvent confrontée à de telles situations. «Il est compliqué de lever le secret médical contre l’avis de l’intéressée qui est une personne majeure. C’est le premier devoir qu’on doit à notre patiente, même après sa mort. Si la relation de confiance est brisée, elle risque tout simplement de changer de médecin.»
Or le département d’outre-mer bat des records en la matière. «On comptabilise trois fois plus de viols que la moyenne nationale au sein des couples», illustre Lionel Calenge, directeur général du CHU de La Réunion. «Je constate une prégnance des violences intrafamiliales sur ce territoire, renchérit Véronique Denizot, procureur du tribunal de Saint-Denis, tout juste nommée à La Réunion. Les chiffres sont assez effrayants.» Il y a deux semaines, une femme est encore décédée sous les coups de couteau de son ex-conjoint, à Saint-Joseph, dans le sud de l’île. Caroline Calbo, procureure de Saint-Pierre, saisie de l’affaire, explique qu’un tiers des réponses de son tribunal concernent de tels faits. «Je me souviens d’une femme, frappée par son mari avec un nerf de bœuf. Son médecin était au courant, il a fallu vingt ans avant qu’elle ne porte plainte.»
«Comment évaluer le danger immédiat d’une situation ?»
Benjamin Dusang, président du conseil départemental de l’ordre des médecins, comprend cette réticence, mais entend bien la dépasser : «Mes collègues sont très attachés à ce devoir moral et éthique. Il ne faut pas faire porter sur leurs épaules la dénonciation d’un coupable ; on doit plutôt les aider à signaler la détresse d’une victime.» Aussi a-t-il signé fin octobre un protocole de coopération avec la justice et le CHU de La Réunion. Un vade-mecum sera remis aux médecins, les procureurs vont animer des séances de formation. «Mais nous ne disposons pas des outils nécessaires, argue Sandrine Bordier. Comment, depuis notre cabinet, évaluer le danger immédiat d’une situation qui se déroule dans l’intimité familiale ? Un œil au beurre noir n’est pas forcément le signe d’une extrême dangerosité.»
En cas de doute, le protocole prévoit que les médecins traitants pourront s’adresser à l’institut médico-légal du CHU avant de contacter le procureur. Le service pourra apporter un éclairage sur les blessures physiques et psychiques des victimes et aider le médecin à mesurer l’emprise éventuelle du mari violent. Jean-Marie Berthezene, chef du pôle santé justice au centre hospitalier, se félicite que les médecins généralistes puissent à leur tour participer à ce dialogue : «En tant que médecins légistes, on côtoie les procureurs sur les scènes de crime. Nous, les signalements, on en fait depuis longtemps.»
Pour Benjamin Dusang, de l’ordre des médecins, ces mesures permettent désormais de «sortir des personnes de situations à haut risque, sans dilemme moral ou éthique». Sandrine Bordier veut bien le croire. Cependant, la généraliste préfère gérer «au cas par cas» et bien sûr, rédiger un certificat médical attestant des coups. «Si la patiente ne veut pas emporter le document, je le conserve dans mon ordinateur. Ça servira de preuve le jour où elle changera d’avis.» Ou si elle succombe sous les coups de son conjoint...
(1) Le prénom a été modifié.
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