Le département de La Réunion a reçu ce samedi un chèque de 200 000 euros pour sauvegarder les ruines d’un pénitencier pour enfants géré par des religieux, où périrent une quinzaine d’adolescents au XIXe siècle.
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Libération du 18 septembre 2021
1866 : «le petit Jeilette», soufflé par l’explosion, s’écrase au pied de la falaise. 1870 : la souche à laquelle se retient Joseph est arrachée du sol, l’adolescent «jeté dans l’abîme». 1875 : Louis-Victor trébuche et «passe au-dessus de la tête du frère Isaac». Ces trois malheureux, dont l’écrivaine Pascale Moignoux (1) a retrouvé la trace, étaient enfermés dans le pénitencier pour enfants de l’îlet à Guillaume, dans les montagnes au-dessus de Saint-Denis de La Réunion. Douze autres garçons, de 8 à 21 ans, y périrent entre 1864 et 1879, de maladie ou dans des accidents. Les historiens ont retrouvé la lettre d’un père, qui supplie le juge de ne pas affecter son fils, épileptique, aux travaux routiers de la prison…
Ces peines de forçat visaient à percer, entre les remparts volcaniques et la forêt tropicale, un «chemin charrette» reliant le quartier de La Montagne, accessible lui par la route impériale, à l’îlet à Guillaume. En vain. Les relevés lasers, effectués en 2020 depuis un hélicoptère, montrent, entre autres, que «la jonction n’a jamais été réalisée», souligne Jonhattan Vidal, archéologue à la Direction des affaires culturelles de La Réunion.
Il faut dire que le site, noyé sous la végétation d’un plateau pentu de 5 hectares, culmine à 700 mètres d’altitude. Les gorges vertigineuses de la rivière Saint-Denis et du Bras Guillaume le cernent de remparts qu’on croit infranchissables. Aujourd’hui, il faut rouler une demi-heure, depuis le littoral, puis marcher 2 heures 30, sur une sente étroite serpentant le long de falaises, ou dans l’enchevêtrement d’arbres étrangleurs, de fougères arborescentes, de goyaviers, pour parvenir à l’ancienne prison.
La première fois qu’il découvrit les lieux, Thierry Cornec, de l’Institut national de recherches archéologiques préventives, fut «sidéré» : «J’ai vu beaucoup de ruines dans ma carrière, mais là, on est extrêmement loin de tout. Ces murs de type cyclopéen construits par des enfants sont impressionnants.» Le spécialiste a bivouaqué un mois en octobre 2020, accompagné d’une historienne et d’une archéo-botaniste, pour procéder à un relevé précis des lieux à la demande du conseil départemental de La Réunion, propriétaire des lieux. L’Office national des forêts (ONF) avait débroussaillé pour dégager les murs de terrassement et des bassins d’adduction d’eau, les «élévations» de l’ancienne chapelle et de la forge. Les blocs de basalte étaient recouverts de mousse, étouffés sous des racines de camphres et de palmiers.
Plus de deux kilomètres linéaires de murs ont été répertoriés, illustrant l’ampleur du projet des spiritains de l’époque. Ce sont en effet les religieux de la Congrégation du Saint-Esprit qui géraient le centre d’enfermement, accueillant plus de 150 jeunes prisonniers. La Réunion s’inspirait en cela du modèle métropolitain. En 1850, rappelle Véronique Blanchard, spécialiste de la justice des mineurs, qui a replacé l’histoire d’îlet à Guillaume dans celle des colonies pénitentiaires agricoles, est promulguée la loi sur «l’éducation et le patronage des jeunes détenus».
La justice accorde dorénavant un traitement particulier aux mineurs. L’Etat confie l’instruction «morale, religieuse et professionnelle» à la bienfaisance de particuliers. C’est le cas à Mettray, en Indre-et-Loire, ou encore à Belle-Ile-en-Mer (Morbihan). A La Réunion, l’esclavage, aboli en 1848, accorde la liberté aux affranchis, mais les laisse dans la misère. Cette population, tout comme les engagés indiens guère mieux lotis, s’entassent dans des «camps». Les enfants sont arrêtés pour vagabondage, vol, voire tout simplement parce que leur patron, ou leur père, estiment qu’ils se comportent mal. Les photos des archives montrent de jeunes noirs, mine fermée, outils à la main, encadrés par des frères blancs en soutane.
La congrégation du Saint-Esprit reçoit de la colonie 50 centimes par enfant et par jour. Pourtant, dans la forêt, le père Auguste Pineau leur fait planter du café, de la vanille, du quinquina soignant le paludisme, des eucalyptus pour les traverses du chemin de fer de l’île… Bref, les enfants rapportent de l’argent aux frères. Gare aux fainéants : règne une discipline militaire, les coups pleuvent, les travaux sont harassants, la nourriture juste suffisante. A cette époque, personne n’y trouve à redire. Dans le Moniteur de La Réunion, un journaliste évoque en 1867 «un doux et cher exil», «un bonheur de subir cette détention pendant laquelle les enfants peuvent apprendre la morale et le travail»… Les notables viennent même à dos de mulet se rendre compte de visu de ces bonnes œuvres. Des frères si généreux qu’ils cacheront, parmi les enfants, déguisé en vieille femme, un autre journaliste, accusé par la population… de pédophilie.
Mais le vent tourne. Des émeutes éclatent à Saint-Denis et en 1870, la République succède au Second Empire. Les libéraux laïcs s’opposent aux conservateurs ultramontains et à la toute-puissance des congrégations. Les artisans, ruinés par la crise du sucre, dénoncent la concurrence déloyale des spiritains qui vendent des marchandises à bas coût, grâce à leur main-d’œuvre gratuite. Après neuf ans de guerre larvée, la congrégation doit fermer l’îlet à Guillaume. Durant les années qui suivent, le site est abandonné. Après la Seconde Guerre mondiale, l’ONF y plante des conifères pour servir de bois d’œuvre. Le seul bâtiment encore debout est d’ailleurs un abri de l’office des forêts, en piteux état, que les randonneurs prennent souvent pour un vestige du pénitencier.
C’est pour se réapproprier cette histoire mal connue que le département de La Réunion a sollicité l’aide de Stéphane Bern et sa fondation, alimentée par le loto du patrimoine de la Française des Jeux. Ce samedi, la collectivité a reçu un chèque de 200 000 euros, qui contribuera à stabiliser les ruines. «Plus tard, on prévoit de créer un chemin d’interprétation avec un balisage sécurisé», indique Emmanuelle Thuong-Hime, au pôle Epanouissement du conseil départemental. Dans les ruines de la léproserie de Saint-Bernard, le premier village accessible par la route sur lequel débouche le chemin d’îlet à Guillaume, un musée numérique devrait également voir le jour. Le lieu n’est pas anodin : le dispensaire était lui aussi géré par les Spiritains.
(1) « Graine de bagnard » (éd. Surya)
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