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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Caroline Calbo, procureur à Saint-Pierre, lors du déferrement d'un suspect.

Caroline Calbo, procureur à Saint-Pierre, lors du déferrement d'un suspect.

La magistrate Caroline Calbo a ouvert ses portes à Libération, dévoilant le fonctionnement d'une justice à flux tendus où s'entrechoquent quotidien, urgence et misère.

De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Photos Thierry HOARAU
Libération du 26 juillet 2021

Mercredi 23h30, Caroline Calbo est réveillée à son domicile par un appel de la brigade de Saint-Joseph, dans le sud de l’île. Si les gendarmes dérangent à cette heure la procureur de la République de Saint-Pierre, c’est parce qu’elle est régulièrement de permanence, comme les cinq substituts du tribunal. Les officiers de police judiciaire (OPJ) doivent prévenir le Parquet dès qu’ils placent un suspect en garde à vue. « En tant que garante des libertés individuelles, je dois savoir qui est retenu contre son gré », commente la représentante du ministère public, nommée en 2019 à La Réunion. L’affaire semble banale : Jimmy*, ivre, a frappé son frère, puis menacé les gendarmes venus l’interpeler. Plus original, l’individu aurait agi pour être envoyé en prison !
Le lendemain matin, 8h30, des manifestants brandissent des banderoles à l’arrivée de la magistrate au palais de justice, aux murs de basalte. Ce sont d’anciens gilets jaunes, qui occupent un rond-point dans une commune voisine (Voir
Libé du 3 avril 2021) ; ils soutiennent une des leurs, poursuivie pour manifestation illégale. Caroline Calbo, fille et petite-fille de magistrats, va passer la journée dans le bureau 313, la salle de permanence. Un visiophone, un casque et un micro facilitent les liaisons avec gendarmes et policiers, dont les appels incessants illustrent le cours chaotique des relations humaines. Premier coup de fil : trois automobilistes se sont battus. « Ça ne vaut pas tripette ». La procureur décide d’une médiation pénale, à la maison de droit et de justice, auprès d’un délégué, le plus souvent un gendarme ou un policier à la retraite. Elle lève la garde à vue des protagonistes.
Sur la boite mail dédiée, elle consulte en même temps la liste interminable des CRE, les comptes rendus d’enquêtes rédigés par les OPJ. Du tout-venant qu’il faut pourtant traiter le plus rapidement possible. « Je n’oublie jamais que derrière toute procédure, il y a des humains, qui attendent une réponse de la justice ». Une adolescente a volé 1000 euros à sa tante ? Classement sans suite, l’auteur, trop jeune, est pénalement irresponsable. Une demande d’autorisation de bris de scellés d’un cercueil plombé arrivé de métropole ? Après vérification avec une collègue, « nous ne sommes pas compétents ».  
Nouvel appel. Les faits sont plus graves. Un gendarme indique qu’en mai dernier, un garçon de treize ans avait fait un « bisou sur la bouche » de Margaux*, sept ans, et avait « baissé son slip ». L’affaire avait été classée. Mais hier, la fillette a confié à sa mère que le cousin avait en fait « mis son zizi dans la choupinette ». « On fait la totale, réagit la proc, qui a fait des violences intrafamiliales une de ses priorités. Conduisez-la en salle Mélanie au CHU ». L’hôpital abrite une salle dédiée où Margaux sera entendue par un OPJ ; derrière une vitre sans tain, un médecin légiste et un psy écouteront, évitant ainsi à la mineure de répéter les faits. L’auteur présumé du viol sera entendu après ces investigations.
10h30, il faut à nouveau zapper d’une affaire à l’autre. Un homme, placé en garde à vue la veille pour harcèlement sur son ex-compagne, est déféré devant la procureur, qui lui délivre une convocation au tribunal. En attendant le procès, en novembre, Caroline Calbo le place sous contrôle judiciaire, avec interdiction d’approcher les victimes. L’avocate, présente, souligne que son client, tassé sur sa chaise, a été trouvé par sa famille « près du pont de l’Entre-Deux », connu pour ses suicides. La proc inclut alors un suivi psychologique et fait de la pédagogie, s’adressant, entre empathie et colère, au suspect : « Vous comprenez que c’est terminé ? Il faut lâcher votre compagne maintenant ! »

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En discussion avec l'avocate d'un suspect au tribunal de Saint-Pierre.


Retour sur le cas de Jimmy, interpellé la veille. Les gendarmes de Saint-Joseph donnent des détails par téléphone. Parce que son frère l’empêchait de boire, Jimmy l’a blessé à la tête. « Mince, pas d’ITT », remarque Caroline Calbo. C’est que les interruptions temporaires de travail, délivrées par un médecin, étayent la preuve de l’infraction lors du procès. « Au moins, vous avez pris des photos de la blessure ? », demande la magistrate. Soulagement à la réponse positive des gendarmes.
« Mi va bour aou » (« Je vais te baiser », en créole), a par ailleurs crié Jimmy en s’agrippant à l’une des deux fonctionnaires venus l’interpeler, avant de donner un coup de poing au collègue masculin. Et de promettre : « Je te reconnaitrai dans la rue et te tuerai. » En avril dernier déjà, après avoir trop bu, le récidiviste avait failli éborgner sa belle-mère, amputée d’une jambe. Jugé, il avait écopé d’un an de prison avec huit mois de sursis. La procureur demande son déferrement en fin d’après-midi.
En attendant, la litanie des petites misères du monde se poursuit à la lecture des comptes rendus d’enquête. Dans le ressort de Saint-Pierre, les meurtres se comptent sur les doigts d’une main chaque année. En revanche, Caroline Calbo, qui fut détachée en 2017 au conseil régional de Nouvelle-Aquitaine au poste de directrice générale des services, a été « marquée par les manquements à la probité des élus de La Réunion » à son arrivée… La dernière en date concerne, en mars, le maire de Saint-Philippe, par ailleurs ancien vice-président de la Région. En appel, Caroline Calbo a requis douze mois de prison avec sursis, trois ans d’inéligibilité et 20 000 € d’amende, pour prise illégale d’intérêt et concussion. Une réquisition bien plus sévère qu’en première instance… L’élu a été finalement condamné à huit mois de prison avec sursis, trois ans d’inéligibilité et 10 000 € d’amende.
On replonge dans la liste des mails : en novembre 2020, un ado a volé l’argent d’une baigneuse sur la plage et balancé le sac à main à l’eau. Pris sur le fait, il plonge récupérer les papiers, mais la victime porte plainte et demande 500 euros de dédommagement. Deux minutes pour vérifier les antécédents du jeune homme et la magistrate prend sa décision : un simple rappel à la loi et quatre mois pour rembourser la somme de 200 euros, « un juste équilibre » selon elle. L’article 41.1 du code pénal autorise effectivement le procureur à rendre de tels « jugements », « avec une grande marge de liberté », évitant ainsi de surcharger les tribunaux. Même préoccupation de la magistrate pour les peines d’emprisonnement. « Actuellement, la maison d’arrêt de Saint-Pierre enregistre une surpopulation de 110%, notre Caroline Calbo. Forcément, cela a une incidence sur mes réquisitions ».
Encore un appel, cette fois du médecin légiste qui vient de terminer l’autopsie d’un corps. L’homme, interné en hôpital psychiatrique, a été retrouvé pendu dans la salle de bain de sa chambre. Le praticien n’a trouvé aucune trace d’intervention extérieure. Après plusieurs vérifications, elle accorde le permis d’inhumer, aucun élément ne venant étayer l’hypothèse d’un meurtre.

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Chaque magistrat traite en moyenne 3200 dossiers par an.


17h30, déferrement de Jimmy. Lorsque le jeune homme arrive, menotté,  écorché aux bras, la procureur lui demande si sa garde à vue s’est bien passée. « Super, ils sont très sympas », répond-il en montrant les deux gendarmes, qui le désentravent. L’homme de 29 ans enchaine : « Je veux la perpétuité. Si vous ne m’envoyez pas en prison, je ferai pire ! » Caroline Calbo s’interroge : quelle est la responsabilité pénale d’un tel individu ? Le dossier risquerait d’être incomplet si elle renvoyait Jimmy sans expertise psychiatrique devant le tribunal correctionnel. Or la procureur a décidé d’un procès rapide : une comparution immédiate, dès le lendemain vendredi. Caroline Calbo appelle un psychiatre habitué à travailler avec la justice. Le professionnel décline, délai trop juste. En surfant sur le logiciel Cassiopee - un fichier national enregistrant toutes les plaintes dans le cadre des procédures judiciaires- la magistrate apprend que Jimmy a déjà été déclaré sans « affection mentale aliénante ». Mais l’expertise avait été rendue avant que ne lui soit détectée la maladie de Huntington. Cette affection incurable et héréditaire conduit à la dégénérescence des neurones du cerveau impliqués dans les fonctions motrices, cognitives et comportementales…
A 18h10, trois substituts, les traits tirés, reviennent d’audience. On retire sa robe, on grignote une viennoiserie, on commente les décisions des juges. « Une sale journée », soupire Caroline Calbo. D’une part, la gilet jaune suspecté d’avoir organisé une manif durant le confinement a été relaxée ; d’autre part, sur deux éleveurs de bovins accusés d’avoir séquestré des agents de la Daaf, un seul a été condamné ; enfin, le Parquet n’a pas été suivi dans une affaire de travail dissimulé. La chef du Parquet relativise, ne pensant pas faire appel : « Il ne faut pas s’acharner. On est dans l’engagement, pas dans l’affect ».
Rentrer au domicile vers 19h30, reprendre une vie personnelle, puis jusque tard dans la soirée, traiter à nouveau les dossiers en cours. La mère de famille de 44 ans évoque un rapport de 2018 sur la faiblesse d’attractivité de la profession de procureur, qui relève « un épuisement personnel » des magistrats et « une production dégradée de leurs décisions, contraires à leur conception éthique du métier ». La faute à « un manque de moyens criant, dénonce la fonctionnaire du ministère de la Justice. Ici, nous avons besoin a minima d’un magistrat, de deux assistants et de deux greffiers en plus ». Chaque magistrat du parquet de Saint-Pierre traite  en moyenne 3200 procédures par an, contre 2500 au niveau national. Selon Caroline Calbo, les législateurs empilent les lois, « une à chaque faits divers », sans laisser la possibilité au parquet de les « digérer et absorber ». « Et on accuse ensuite la justice. C’est particulièrement désagréable, surtout quand ça vient d’un ministère ». Une référence à la participation de Gérard Darmanin, ministre de l’Intérieur, en mai dernier à une manifestation de policiers, où les syndicats scandaient : « Le problème de la police, c’est la justice »…
Vendredi, 14h30. Jimmy passe en comparution immédiate. Caroline Calbo quitte d’un pas rapide son bureau, code pénal et guides des infractions sous les bras. Personne sur les bancs du public de la salle d’audience, glacée par la climatisation. Aucun proche pour soutenir ni les victimes, ni les auteurs. Le sort de Jimmy et d’Hugo*, un rasta de 31 ans, qui, ivre, a frappé sa concubine âgée de 57 ans, n’intéresse personne. Une sonnerie stridente, digne des vieux téléphones à fil, annonce la cour. A la barre, où il accède d’un pas tremblant, Jimmy implore le président de le jeter en prison : « Dehors, je suis trop tenté de boire. La dernière fois, j’ai pris quatre mois, ce n’était pas assez pour rester sobre »… « Déstabilisée », l’avocate, commise d’office, renonce à défendre son client et laisse la cour décider de la peine… Dans son réquisitoire, Caroline Calbo, qui a noté : « Il est rare que je fasse plaisir », réclame un an ferme de prison et la révocation de huit mois de sursis. Après un procès de trois quarts d’heure, le président et ses deux assesseurs délibèrent une vingtaine de minutes. Verdict : huit mois de prison plus trois mois de sursis révoqués. « J’ai onze mois ferme, alors ? demande Jimmy. Merci beaucoup ! » 
A peine la robe noire remisée, Caroline Calbo est à nouveau sur le pont : le juge d’instruction la prévient qu’un suspect a enfin été interpelé dans l’affaire du Gol, où une femme a été retrouvée en février dernier tuée et jetée dans un étang. « Je m’étais rendue sur les lieux du crime et pensais qu’on allait vite retrouver le coupable, comme souvent à La Réunion », raconte la magistrate. Mais l’enquête a patiné, trois gardes à vue de suspects n’ont rien donné. Ce soir, en revanche, malgré les dénégations de l’individu, le juge retient « un faisceau d’indices extrêmement troublant ». Caroline Calbo demande et obtient du juge des libertés le placement en détention provisoire, craignant des « représailles de la famille de la victime, très en colère ». Il est 21h30, la journée se termine bien : d’un côté, une affaire sur la voie d’être résolue, de l’autre, un courrier du ministère annonçant, enfin, des renforts en médecine légale.


* Les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat.
 

 

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