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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Devant l'entrée du CHU de Saint-Denis de la Réunion. (Richard Bouhet /AFP)

Devant l'entrée du CHU de Saint-Denis de la Réunion. (Richard Bouhet /AFP)

Des tensions entre les quatre spécialistes du CHU de Saint-Denis vont conduire à la fermeture du service d’urologie. Plus de 2 000 patients ne savent pas comment ils pourront être soignés après le 1er juin.

De notre correspondant Laurent DECLOITRE, Libération du 3 mai 2021

«Tu m’as poussé !» accuse l’un. «Il pique les patients de tout le monde !» dénonce l’autre. «J’ai été accusé d’avoir ôté la sonde d’un patient alors qu’il aurait été spécifié qu’il ne fallait pas l’enlever…» Un mensonge selon le troisième. «Je ne sais pas ce que tu as dit à la femme de ce patient, mais grâce à tes propos, elle est complètement remontée contre moi !» poursuit le quatrième. Ces invectives sont retranscrites dans un rapport de février de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), auquel Libération a pu accéder. Leurs auteurs ? Des urologues dont dépend la vie de 2 200 patients réunionnais. Leur terrain de dispute ? Le centre hospitalier universitaire (CHU) de Saint-Denis, dont le service d’urologie est l’objet d’audits depuis 2016, date à laquelle ce quatuor infernal a commencé à délaisser le bistouri pour se chamailler.

En 2016, des patients portent plainte, suite à ce qu’ils considèrent comme des erreurs médicales. De fait, l’activité de greffe du rein, alors sous coordination du service d’urologie, est marquée par une série d’événements indésirables graves : des reins transplantés doivent être retirés, un enfant décède… Le taux d’échec de greffe rénale est de 21 %, quatre fois plus élevé qu’en métropole. Selon l’Igas, ces dysfonctionnements surviennent «dans un contexte de montée des conflits entre les praticiens du service».

Suivent des missions d’inspection de l’agence régionale de santé (ARS) et de l’Agence de biomédecine, en 2017 et 2018. Il s’avère qu’un urologue est en conflit ouvert avec ses trois collègues. Mais les «clans», comme l’écrivent les inspecteurs généraux, évoluent et basculent «dans des affrontements entre deux tandems». Des plaintes pour harcèlement sont déposées, le conseil de l’ordre des médecins est saisi. Les praticiens hospitaliers recherchent même les erreurs médicales de leurs confrères «pour les dévoiler à la presse locale», lit-on dans le rapport. L’un d’eux nous confie, sous couvert d’anonymat : «C’est un nid de guêpes, je suis sous antidépresseurs, j’ai la boule au ventre.» Et d’ajouter, sur la défensive : «On n’est pas obligé de sauter dans les bras de ses collègues pour assurer un service normal.»

«Nous allons vers l’incident grave»

Pourtant, dès 2018, l’ARS estime que ces conflits ont pour conséquence «une organisation médicale défectueuse» et conduisent à «des risques dans la qualité et la sécurité des soins». Face à cette situation, le chef de service est remplacé, un urologue est suspendu, le médiateur national intervient. Mais rien n’y fait. L’urologue écarté est réintégré et les conflits se poursuivent. Un cadre prévient la direction de l’hôpital : «La guerre autour des patients continue. Nous allons vers l’incident grave.» Le CHU en est réduit à demander, en novembre 2019, à la direction générale de l’offre de soins (DGOS) du ministère de la Santé «des mesures fortes et rapides, allant jusqu’à la fermeture du service s’il n’y a pas d’autre solution». La réponse de Paris prend la forme d’une mission de l’Igas, en janvier 2020, dont les conclusions sont sans appel.

«L’enkystement et la violence des conflits entre les quatre praticiens ne permettent plus de retour du service à la normale», jugent aujourd’hui les inspecteurs. Surtout, «la sécurité des patients» n’est «plus garantie». Les médecins ne participent plus aux réunions de concertation pluridisciplinaires, au cours desquelles les dossiers compliqués sont discutés. De ce fait, «il existe un risque potentiel pour les patients qui ne bénéficient pas d’une expertise collégiale».

Conclusion : la mission recommande «la fermeture rapide du service pour prévenir la survenue d’incident grave». La direction du CHU a pris acte et a annoncé la semaine dernière la fermeture de l’urologie au 1er juin, déclenchant une levée de boucliers. Les syndicats manifestent, les élus s’emparent du dossier. Huguette Bello, maire de Saint-Paul et candidate (Pour la Réunion, DVG) aux régionales, parle d’«offense à la Réunion» et de «rupture dans l’accès au service public de soins». Karine Lebon, députée (PLR), dénonce une «décision choquante, irrecevable pour qui connaît le taux record d’insuffisance rénale à la Réunion», soit deux fois plus qu’en métropole. «Les patients ne peuvent pas faire les frais de ce psychodrame managérial

La parlementaire fait référence à l’Igas, qui met en cause le CHU. «La passivité prolongée de la gouvernance» et l’implication «tardive» dans la gestion des conflits auraient «contribué au durcissement des positions». A la direction de l’établissement, on répond que la carrière des fonctionnaires hospitaliers dépend du Centre national de gestion – «une absurdité» qui rendrait impossible le licenciement d’éventuels médecins fautifs.

Un urologue du privé à temps partiel ?

Restent les patients. La file active soignée par le service compte 2 200 malades, qui ne savent pas comment ils seront suivis dans quelques semaines. Parmi eux, Jean-Claude Maden, 74 ans. En 2006, un médecin du service lui diagnostique un cancer de la prostate, puis des poumons quelques mois plus tard. «Le docteur a été formidable et m’a obtenu un rendez-vous à Marseille, où j’ai pu suivre une biothérapie», raconte le septuagénaire. Mais, après deux opérations, les métastases «sont encore là» et le patient a un rendez-vous tous les trois mois au CHU. «Quand le docteur m’a annoncé la fermeture, c’est comme si je m’étais vidé de mon sang», confie Jean-Claude Maden.

L’Igas recommande de transférer les malades au centre hospitalier de Saint-Pierre, dans le sud de l’île, et vers les cliniques du nord. Mais Saint-Pierre est à plus d’une heure de route de Saint-Denis, et le recours au privé scandalise patients et élus. Les urgences urologiques pourraient être prises en charge par le Smur et par des chirurgiens… digestifs. La direction générale du CHU se veut rassurante : «Nous préparons la fermeture en sécurisant tous les volets nécessaires et indispensables sous l’autorité de l’ARS et en lien avec le secteur privé. Nous accompagnerons chaque patient.» Quant à la greffe rénale, un urologue du privé pourrait être recruté à temps partiel pour seconder les chirurgiens cardiaques et vasculaires du CHU qui remplacent depuis des années leurs confrères urologues. Ces derniers refusent d’effectuer ces opérations, pourtant de leur ressort, sous prétexte «d’absence d’écoute et de soutien en cas de problème»...

 

 

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