Depuis plus de deux ans, des militants contestataires et identitaires occupent un immense rond-point dans le sud de l’île. Ils y ont construit un village prônant un nouveau modèle de société.
De notre correspondant Laurent DECLOITRE, Libération du 3 avril 2021
Photos : Romain Philippon
En plein centre-ville du Tampon, des poules picorent entre une dizaine de cabanes construites en palettes, pas gênées par la circulation environnante. Au centre du rond-point des Azalées, une baraque plus grande, le «boucan», tient lieu de cuisine, salle à manger et forum. Des bâches protègent de la pluie ; l’électricité, tirée des lignes urbaines, alimente trois frigidaires ; l’eau, également dérivée du réseau communal, permet de se doucher. Des toilettes sèches, une scène de théâtre et de concert, des arbres fruités plantés il y a deux ans, une friperie, gratuite, ont transformé le rond-point, d’une surface de 5 000 m2 environ, en véritable village fait de bric et de broc.
Depuis plus de 800 jours, par roulement d’une dizaine de militants, les anciens gilets jaunes dorment sur place. Ils ont fédéré autour de leur vision d’une société plus écolo, plus rurale, plus créole aussi, souvent anti-système, des centaines de sympathisants et une kyrielle d’associations. Plus de 25 000 internautes sont abonnés à leur page Facebook «QG Zazalé», et les vidéos sur les réseaux sociaux cumulent parfois 200 000 vues.
Retour aux racines
En métropole, on évoquerait une ZAD (Zone à défendre) ; sauf qu’à cette intersection urbaine de la RN3, les militants ne défendent pas une zone, mais une société réunionnaise idéalisée. «Nous sommes les gardiens de la terre, des lanceurs d’alerte sur les scandales de la pollution», débute Aicha, venue de l’autre côté de l’île, à Saint-Benoît. Dans son prolongement, Claire se définit, elle, comme «un gilet vert». L’éducatrice était favorable à l’écotaxe sur le carburant, contrairement aux gilets jaunes… «Mais je ne pouvais pas rester à l’écart quand mon peuple s’est réveillé.»
La tisane est servie, le ron kozé ( débat, en créole) tourne aux diatribes «tous pourris». Jacques, avec plusieurs de ses camarades de l’association les Révoltés du 974, dont des litiges commerciaux et fonciers ont été tranchés en leur défaveur par la justice, évoque «une corruption généralisée», des ententes entre élus, procureurs, avocats, notaires… Plus clivant encore, Valentin dénonce «une République bananière, un Etat colonial», parle de «génocide par substitution» : les métropolitains remplaceraient peu à peu les créoles à La Réunion. Plus généralement, la majorité des militants, comme Zavyé (Xavier en créole), prônent un retour aux racines, à une société lontan, celle d’avant l’essor du consumérisme, du capitalisme, du libéralisme.
«Une famille»
Les Zazalés, où personne ne porte le masque, accueillent sur leur rond-point des SDF, des familles désemparées, qui viennent demander conseil, trouver une écoute. Lola, qui pense être «la première gilet jaune de France», pour avoir manifesté dès le 17 novembre 2018, «à 6h du matin», évoque les femmes battues. Elle a trouvé sur le rond-point «une famille», et serait «malade» sans cet espace de débats. Elle est toujours là, malgré «la fatigue», malgré «la répression disproportionnée des forces de l’ordre» dénoncée par Félix.
Le jeune homme pense aux quelque 10 000 euros d’amendes et frais de justice, aux 10 mois de prison avec sursis, dont ont écopé plusieurs militants. La justice leur reproche d’avoir vendu des tisanes en plein confinement, d’avoir organisé un concert en faveur de Kaya, un chanteur mauricien décédé dans une prison du pays voisin, et surtout, d’avoir pris part à des altercations lors de manifestations. Car parfois les Zazalés sortent de leur rond-point pour investir l’espace public.
Jamais évacué
Durant plusieurs dimanches, ils ont protesté contre la destruction programmée d’un petit parc au-dessus de la mer, à Manapany, limitrophe de Saint-Joseph. Le maire de cette commune balnéaire invoque des «raisons sanitaires»… et un projet hôtelier. Face à cette opposition inattendue, Patrick Lebreton, ancien député PS, a craqué, lors d’un face à face sur le terrain, le 22 septembre dernier, lançant à ses contradicteurs : «Ou lé un con-tribuable en deux mots !» suivi d’un : «Na un boug kan i koz, i san la merd» (Y a un gars, quand il parle, il sent la merde).
Les Zazalés ont aussi publié une vidéo du mariage de Michel Fontaine, maire (LR) de Saint-Pierre, cérémonie festive réunissant des dizaines de convives et personnalités, sans masque… Ils reprochent à l’édile de détruire une forêt, dans le quartier de Casabona, pour construire une route. Alors certains se sont enchaînés il y a deux semaines, avec des camarades du mouvement écolo Extinction Rébellion, aux troncs pour en empêcher l’abattage, qui aura finalement lieu, de nuit.
Malgré ses déboires judiciaires et politiques, le rond-point du Tampon n’a jamais été évacué. Les autorités comptaient sur un essoufflement, comme ce fut le cas pour les autres sites de l’île. Elles ont dû déchanter. Aujourd’hui, les Zazalés cherchent un terrain de cinq hectares pour y bâtir un écovillage, alors qu’une rocade, en projet, pourrait passer sur leur lieu de vie actuel.
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