Pour célébrer la fin du Carême, les Réunionnais raffolent des essaims sauvages de guêpes. On les déguste préparés à la poêle agrémentés d’huile et de piment. Mais avant de les avoir dans son assiette, encore faut-il les attraper. Partie de chasse en évitant les piqûres.
De notre correspondant Laurent DECLOITRE, Libération du 4 avril 2021
Photos : Romain Philippon
Au traditionnel agneau de Pâques, les Réunionnais préfèrent un mets qui ne manque pas de piquant… Les larves de guêpes. En friture ou en rougail (une sauce épicée), le plat est considéré dans le département d’outre-mer comme le plus fin des caviars. Pour autant, rares sont les restaurants qui en proposent tant il est difficile de se procurer les précieux vers jaunâtres. Certes, depuis 2011, l’importation de larves congelées, en provenance de Madagascar, est autorisée. Mais les gourmets se sont vite détournés de ces guèp lo, larves sans goût qui regorgeraient d’eau pour en augmenter le poids… Aussi, faut-il s’en remettre aux rodèr guèp, les chasseurs de larves qui vendent des essaims sauvages au bord des routes, une pratique tolérée par les autorités. Bras tendus, ils exposent leurs prises en chapelet, les nids étant reliés les uns aux autres par un fil de pêche. On parle de «filet», vendu entre 100 et 150 euros… Plus chers encore que les bichiques, ces alevins dont sont friands les Réunionnais.
Les bourses ne permettant pas toujours de s’offrir cet or jaune, les plus intrépides tentent leur chance eux-mêmes. Chaque année, au mois de mars, des hommes munis d’une simple machette et d’un briquet perpétuent cette tradition qui se transmet de père en fils. C’est le cas de Joël, peintre en bâtiment, gourmand amateur de tangue (une espèce de hérisson), de zandettes (des vers vivant dans les troncs d’arbre) et, bien sûr, de larves de guêpes.
«Il faut repérer les mères qui volent et les suivre»
Ce samedi matin, dès le lever du jour, nous avons rendez-vous sur les berges de la ravine des Patates-à-Durand, large cours d’eau, à sec, qui traverse plus bas une zone artisanale de Saint-Denis. Nous remontons la ravine, direction les montagnes boisées, en progressant lentement sur d’énormes galets blancs, gris ou noirs. Sur les rives, des poivriers blancs et des «cassis», une espèce d’acacia, émergent du sol rocailleux. Ce sont dans leurs branches, mais aussi au sol, dans les herbes, que les polistes olivaceus, les guêpes réunionnaises, font leur nid. Inutile de chercher les essaims au petit bonheur la chance : les alvéoles beiges, à la texture de papier mâché brun, de la taille d’une petite soucoupe, sont quasiment invisibles dans les frondaisons ou dans les «zépinar», ces buissons remplis d’épines. Joël : «Il faut repérer les mères qui volent et les suivre.» Mais comment suivre depuis le sol encombré de rochers, enchevêtré de racines, des guêpes évoluant dans les airs, avec le risque de tomber nez à dard avec un essaim ? Un tee-shirt aux manches longues, un pantalon et une casquette sont censés nous protéger des piqûres très douloureuses qui peuvent même provoquer un choc anaphylactique… «Pangar, sa poik et sa gonfl», prévient notre guide («Attention, ça brûle et ça gonfle», en créole).
Le chasseur a sa technique. A l’aide d’une branche coupée avec son «sabre», Joël frappe prudemment les bosquets, se recule et observe. Moments de patience, de silence, de communion avec la nature, après l’effort de la progression. Si des insectes rayés s’envolent, c’est qu’un nid n’est pas très loin. Mais après une heure de marche, nous n’avons déniché que des statuettes de pierre au visage peint, vestiges d’un rituel religieux ; pas la moindre guêpe. Joël peste : «La faute aux pesticides !» Le quinquagénaire pense aux insecticides répandus dans les cultures, mais aussi aux indélicats qui aspergeraient les essaims de spray pour tuer les guêpes et ramasser le nid sans risque. Par ailleurs, nombreux sont les habitants qui se débarrassent des insectes considérés comme nuisibles et dangereux, lorsqu’ils en découvrent dans leur jardin. «Quand j’avais 15 ans, il y en avait bien plus», assure Joël.
Choka enfumé
Les berges de la ravine Patate-à-Durand deviennent abruptes. Sur une falaise ocre, Joël repère un énorme essaim presque orange sous les dards du soleil. Mais haut, bien trop haut. Adolescent, il a perdu un ami qui est tombé et s’est fracassé sur les galets : «C’était en janvier, il cherchait des nids, pas pour les larves, ce n’était pas la période, mais pour les vernir et décorer sa case.»
Enfin, il repère deux guêpes volant entre les branches, qui nous conduisent à un petit essaim suspendu à la cime d’un arbuste. Joël s’empare du «tronc» d’un choka mort, un agave dont la hampe sèche de plusieurs mètres est très légère. Avec son briquet, il en allume l’extrémité qui se consume sans flamme, en produisant une légère fumée. Le nuage fait immédiatement fuir les guêpes ; Joël décroche l’essaim à l’aide d’un bâton fourchu et le ramasse en veillant à ce que les insectes furieux ne le repèrent pas. Dans chacune des alvéoles, certaines fermées d’un opercule blanc, d’autres ouvertes, des larves gigotent mollement. A l’aide d’une épine, le baroudeur en extirpe quelques-unes, qu’il nous propose de croquer crues. Leur goût rappelle celui de l’œuf…
Nous continuons l’exploration, découvrons de somptueux caméléons vert fluo, en suant sous le soleil austral. L’année précédente, le Réunionnais avait ramené dans sa besace une quinzaine d’essaims. Ce samedi, nous n’en dénichons que deux, après quatre heures de recherche. Maigre récolte que nous agrémenterons toutefois d’un autre essaim, récolté sur un des chantiers de construction où Joël travaille, au cœur d’un lotissement.
Place maintenant aux fourneaux. A l’aide d’une pince à épiler, on extirpe les larves des alvéoles, sans les écraser. Certaines sont déjà trop développées, on distingue clairement une guêpe en formation, avec ses ailes et son dard… Nous ne gardons que les blanches et jaunes, molles et frémissantes. Des gastronomes les blanchissent dans l’eau bouillante, nous préférons les faire frire directement dans un peu d’huile. Saler, poivrer, ajouter un peu de piment, et déguster tout simplement. Le goût s’avère subtil, difficile à caractériser. Noisette ? Chocolat ? Sucré-salé en tout cas. On peut aussi les préparer en rougail, la sauce très piquante qui accompagne tous les plats réunionnais : dans ce cas, il faut écraser dans un pilon de basalte ou de bois les larves grillées, les mélanger à de l’huile, de l’oignon cru et, bien sûr, du piment. A consommer avec du riz et une queue de morue.
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