Douze ans après la polémique de la « mouche bleue », l’introduction d’insectes est à nouveau envisagée dans le département d’outre-mer. Et d’autres solutions sont déjà mises en oeuvre.
LIBERATION du 8 juillet 2020, de notre correspondant Laurent DECLOITRE
Les uns s’apprêtent à partir au Vietnam pour y ramener un acarien susceptible de venir à bout d’une liane envahissante. Les autres visent l’Australie pour y dénicher une coccinelle capable de se débarrasser d’insectes tueurs d’arbres. A La Réunion, les promoteurs de la lutte biologique reprennent du poil de la bête. Leur philosophie ? Introduire sur un territoire l’ennemi naturel d’un végétal ou animal nuisible et se passer de pesticides. Le traumatisme de la « mouche bleue » et du « scandale écologique », comme l’avait titré la presse locale à l’époque, semble enfin estompé. En 2007, les scientifiques du Cirad, un organisme de recherche agronomique, avaient introduit sur l’île une guêpe originaire de Java. La Cibdela, surnommée mouche bleue en raison de sa couleur, ne pique pas. En Indonésie, les larves de l’insecte se nourrissent uniquement des feuilles d’une ronce… qui prolifère à La Réunion. Cette « vigne marronne », sans prédateur dans le département d’outre-mer, est une peste pour l’ONF, les randonneurs et les agriculteurs.
La guêpe fut donc lâchée… et déchaina la colère des apiculteurs. Les fleurs des ronces dévorées par les larves servaient de nourriture à leurs abeilles ! Quant aux guêpes elles-mêmes, elles butinaient les letchis, concurrençant les « mouches à miel » péï. Le Cirad fut trainé devant le tribunal administratif, Bruno le Maire, alors ministre de l’Agriculture, interpellé par les députés, le lâcher d’une espèce de charançon pour empêcher la prolifération de jacinthes d’eau abandonné sine die. La lutte biologique avait pris un sérieux coup dans l’aile. Pourtant, douze ans après, la mouche bleue a rempli sa mission : les ronces sont plus rares, surtout en-dessous de 800 m d’altitude. Comme le révèle dans sa thèse Cathleen Cybèle, le programme a entrainé « une diminution du taux de recouvrement d’une moyenne de 52 à 22% ». Les apiculteurs ? « Il a été prouvé que les abeilles et la Cybdela cohabitaient sans se gêner ; la baisse de production de miel était surtout due à des facteurs cycliques ». A Saint-Philippe, dans le sud de La Réunion, Jean-Noël Jestin relativise. Les abeilles de ses 200 ruches produisaient 15% de leur miel en butinant la vigne marronne. « Aujourd’hui, je les laisse moins longtemps près de la forêt, car il y a moins à manger, regrette l’apiculteur. Je les transfère sur d’autres zones de l’île ». En revanche, Jean-Noël Jestin, également planteur de canne à sucre, se frotte les mains : il est débarrassé des ronces dans ses champs.
Suite à la polémique, le gouvernement a durci les conditions d’introduction d’organismes vivants, imposant des études sur les bénéfices-coûts et sur les seuils d’acceptabilité par la population. Des sociologues vont donc accompagner dans ses pérégrinations Bernard Reynaud, directeur de l’unité Peuplements végétaux et bio-agresseurs en milieu tropical. Pour trouver quelque part dans le monde un ennemi du psylle, l’universitaire et chercheur a obtenu une subvention de 814 000 euros du conseil régional, cette même collectivité qui criait à l’apprenti-sorcier il y a quelques années. Le psylle est un insecte apparu à La Réunion dans les années 2000 et qui attaque le Tamarin des hauts. Cet arbre emblématique n’existe nulle part ailleurs sur la planète et se meurt. Piégeages, aspirations, comptage… « Nous n’avons trouvé aucun prédateur naturel sur l’île capable d’empêcher sa mort », assène Bernard Reynaud. A Hawaï, confronté à une telle agression sur un arbre de la même famille, une coccinelle australienne a été introduite et s’est révélée efficace pour manger les psylles. Sur la Côte d’Azur, en métropole, où le mimosa, un cousin du tamarin, est aussi la proie des insectes, deux coccinelles ont été lâchées. Mais l’une d’elle, d’origine asiatique, a proliféré au point d’envahir les maisons… Les chercheurs réunionnais vont donc mener des études comparatives sur place avant de procéder à la moindre introduction.
Jean-Philippe Deguine, collègue du Cirad, part lui au Vietnam. Les forêts primaires de La Réunion sont submergées par « la pire des espèces envahissantes : la liane papillon ». La plante avait été introduite par l’Homme pour des raisons ornementales : ses fleurs sont superbes mais empêchent les espèces endémiques de respirer. « On a essayé la lutte chimique ou mécanique, cela ne marche pas », précise l’agro-écologue. Aux Philippines, en Asie du sud-est et en Inde, la liane papillon se déroule également, mais sans proliférer, régulée par des ennemis naturels. Lesquels ? Jean-Philippe Deguine aura pour tâche de les repérer. Acariens, champignons, insectes… seront collectés et étudiés, avant de déterminer si l’un d’eux peut être ramené sans risque sur l’île.
Mais la lutte biologique ne se limite pas à l’acclimatation, toujours aléatoire, de nouvelles espèces. Une autre technique consiste à « inonder » les cibles nuisibles d’insectes, locaux cette fois. C’est l’arme diabolique utilisée par la bio-fabrique Coccinelle, installée à Ligne Paradis, dans le sud de l’île. Là, dans des serres humides et chaudes, Mathieu Duvignau est aux petits soins avec des pieds de tabac aux larges feuilles. L’écologue, plante guyanaise tatouée sur le bras, les utilise comme garde-manger pour des aleurodes, les ennemies jurées des maraîchers. Ces « mouches blanches » vont à leur tour servir de nourriture à une micro-guêpe. C’est ce gentil parasitoïde qui est élevé : ses larves grandissent dans l’œuf des aleurodes, cannibalisant leur hôte indésirable. La bio-fabrique produit ainsi trois millions de précieux auxiliaires par mois : des micro-guêpes, des punaises et des coccinelles pour aider les agriculteurs à se débarrasser, sans insecticide, des aleurodes et des pucerons.
Quelques kilomètres plus haut, dans leur exploitation de Montvert, où ils cultivent des légumes en bio et en conventionnel, un père et sa fille attendent avec impatience les petits sauveteurs. « Toute ma vie, je me suis battu contre des ennemis des cultures ; je peux vous dire que les insecticides, cela ne marche pas », assure Jean-Pierre Avril, au regard gris comme ses sourcils. Sous la serre « insect-proof », qui laisse passer les courants d’air mais pas les insectes, des aleurodes et des pucerons s’attaquent pourtant aux légumes. Aussi les Avril font-ils appel aux services de la bio-fabrique. Sur des petits cartons accrochés aux pieds de tomates-cerises, sont collés de minuscules œufs de micro-guêpe et de punaise. Mais la durée de vie des auxiliaires est courte. Tous les douze jours, les serres bio de 2000 m2 ont besoin de 15 000 larves, livrés par la coopérative et achetés 85 euros à la Coccinelle. En plein champ, le combat est encore plus difficile. « On ne fait que des espèces rustiques, comme la carotte, la betterave, les radis, soupire Ingrid Avril. Parfois, les ravageurs sont plus forts, on doit tout arracher ». L’agricultrice estime que la lutte biologique doit encore progresser, mais ne perd pas espoir : elle compte se passer de tout intrant chimique dans les prochaines années.
Pour les exploitations en plein air, le mieux, à en croire les agro-écologues, serait de ne… rien faire. On parle alors de lutte biologique par conservation : l’agriculteur essaie de conserver le milieu naturel, sans intervenir. Derrière ses petites lunettes, Jean-Charles de Cambiaire en est l’illustration. Ses douze hectares de mangues, citrons, avocats, letchis, papayes, plantés à l’arrière de la plage de Boucan Canot, dans l’ouest, sont envahis de « mauvaises » herbes. « Les voisins disent que ce n’est pas beau… Mais l’enherbement est la première étape, justifie le quadragénaire. Le couvert végétal sert d’abri à des auxiliaires (araignées, coccinelles, fourmis…) qui s’attaquent aux ravageurs ». L’ancien biochimiste reconverti depuis 2010 dans l’agriculture se souvient : « Avant, quand je voyais des cochenilles ou des pucerons, j’avais la gâchette facile ; maintenant, j’attends que la nature fasse son œuvre ». Lors d’une attaque, l’équilibre entre auxiliaires et prédateurs se fait « en deux semaines environ, avec une perte de fruits acceptable ». Jean-Charles de Cambiaire économise en herbicides et insecticides, mais ne compte pas ses heures : la lutte bio exige davantage d’huile de coude : il faut ramasser les fruits piqués tombés à terre et même, comme l’exploitant s’apprête à le faire pour contrer une nouvelle mouche des fruits, ensacher un par un les mangues dans un sac translucide !
La lutte biologique, dans les exploitations qui l’expérimentent, a entraîné une diminution de traitements entre 2011 et 2018 de 49%, se félicite Luc Vanhuffel, responsable Environnement à la chambre d’agriculture. Mais comme le souligne Eric Jeuffrault, directeur du Cirad à La Réunion, « le bio-contrôle, marqué par de vrais success-story, nécessite des financements et beaucoup de recherche ; cela prend du temps pour faire atterrir les solutions trouvées dans les labos jusqu’au terrain ». Ceci expliquant peut-être cela, la situation sur l’ensemble de La Réunion est mitigée : si en 2017, on constatait une tendance régulière à la baisse d’achats de produits chimiques, en 2018 les chiffres ont à nouveau augmenté : 145 tonnes d’herbicide, 35 de fongicides et dix d’insecticide ont été vendus… « Des agriculteurs ont dû constituer des stocks en vue de la future interdiction du glyphosate », soupire Luc Vanhuffel. Seule lueur d’espoir : ces statistiques incluent le soufre et le cuivre, qui restent des outils de bio-contrôle. Et ils sont en nette progression.
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