Sur l’île de la Réunion, plus de la moitié de la surface agricole est plantée en canne. Photo L.Mei-H.Lucas.
Sur l’île, où la filière représente 18 000 emplois, les petits planteurs aimeraient se tourner vers le bio et se passer du sucrier Tereos. Le géant industriel, en situation de monopole et très dépendant des subventions, rechigne de son côté à étudier des options moins compétitives.
Libération du 14 juillet, de notre correspondant Laurent DECLOITRE
«On ne peut pas dire indéfiniment : "Donnez-nous des aides ou je mets tout le monde au chômage."» Arnaud Martrenchar, délégué interministériel à la transformation agricole des outre-mer, l’assure : il n’est pas là pour casser du sucre sur le dos de Tereos. Mais le géant de l’agroalimentaire français, deuxième groupe sucrier au monde, acteur monopolistique de la filière canne à la Réunion, est pourtant bien visé. Depuis 2017, Tereos océan Indien perçoit une aide annuelle de l’Etat français de 28 millions d’euros, qui s’ajoute aux nombreuses subventions françaises et européennes. Cette enveloppe, que Paris a dû négocier auprès de Bruxelles, vient compenser la libéralisation du marché du sucre et ses conséquences. Entre 2017 et 2019, les cours ont chuté drastiquement et la concurrence internationale s’est intensifiée.
Sans cette perfusion d’argent public, «nous n’aurions pas pu survivre», assure Philippe Labro, le PDG de Tereos océan Indien, qui est aux manettes des deux dernières usines à sucre de l’île, monstres de tuyauteries et d’engrenages. C’est lui qui achète la totalité de la canne aux quelque 2 800 planteurs réunionnais, soit 1,7 million de tonnes l’an dernier, pour les transformer en 190 000 tonnes de sucre. Mais la facture est jugée salée. Emmanuel Macron, de passage à la Réunion en octobre, avait demandé une remise à plat complète de la filière. Les surcoûts du sucre de canne sont-ils justifiés par rapport au sucre tiré en métropole de la betterave ? Ne peut-on pas trouver d’autres débouchés que les cristaux roux ou blancs ? «L’Etat souhaite qu’on étudie toutes les alternatives, on avisera ensuite», prévient Arnaud Martrenchar. Ensuite ? Le couperet risque de tomber dès décembre 2021, les 28 millions n’étant plus garantis après cette date.
Sur l’île, plus de la moitié de la surface agricole est plantée en canne, dont la culture remonte au XVIIIe siècle, du temps de l’esclavage. Soit 18 000 emplois directs, indirects et induits, rappelle le syndicat du sucre. C’est dire l’enjeu. Frédéric Vienne, président de la chambre d’agriculture de la Réunion, y voit, lui, une opportunité. Le planteur avait été condamné en 2017 pour avoir arraché des cultures sur les parcelles d’Ercane, la filiale R & D de Tereos. Alors à la tête de la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA), il réclamait un prix d’achat de la canne plus élevé. «La canne, patrimoine historique et culturel ? Ça ne remplit pas le ventre des planteurs, assène-t-il. Aujourd’hui, c’est l’occasion de ne plus subir le diktat de Tereos.» Son plan ? Produire du sucre bio, en se passant des services de l’usinier. Il est soutenu par le leader du syndicat des Jeunes Agriculteurs, Bruno Robert : «Les planteurs ne seront plus de simples livreurs de canne, mais les acteurs de A à Z d’une nouvelle filière, avec leur propre unité de transformation qui produira 500 tonnes de sucre bio», s’enthousiasme ce dernier. Les hypermarchés Carrefour accompagnent la démarche et se sont déjà engagés à en acheter 140 tonnes. L’enseigne finance même à hauteur de 300 000 euros une étude de faisabilité.
Au milieu de ses coqs de combat, Beurty Dubar, scorpion tatoué dans le cou, espère que le discours sera suivi de faits. Le solide quinquagénaire de Sainte-Anne, dans l’est de l’île, est l’un des très rares planteurs à déjà produire de la canne bio. Depuis quatre ans, il cultive une parcelle de trois hectares sans herbicides ni engrais chimique. A la place, une serpette pour couper les «fatak», ces lianes qui s’entortillent autour des roseaux, la débroussailleuse pour les mauvaises herbes et du fumier de poule. «Je me suis lancé dans le bio après avoir failli mourir à cause des produits. Je ne pouvais plus respirer, j’avais des étoiles dans les yeux», raconte l’homme en lissant sa barbichette. Mais l’exploitant perd de l’argent sur la canne bio - il doit entretenir le potager d’un hôtel de luxe pour s’en sortir. «Il faudrait vendre la tonne 100 euros au moins, or Tereos ne m’en donne que 80», se désole-t-il. Car sa canne bio est mélangée à la canne conventionnelle, sans aucune plus-value… Le projet de la chambre d’agriculture lui apparaît comme un moyen de se «libérer de la culture post-colonialiste, de reprendre la main sur notre destin».
Le discours de Sophie et de Philippe Lucas, trois hectares de canne bio sur les pentes du volcan, au Tampon, est moins identitaire mais tout aussi militant : «On n’en vit pas, mais si personne ne se lance, on ne pourra pas montrer que c’est possible.» Aussi continuent-ils vaillamment à enfouir dans le sol quelques grammes de corne de vache et de silice broyée, en adeptes convaincus de l’agriculture biodynamique. Peine perdue : les 170 tonnes produites annuellement disparaissent elles aussi, anonymes, sous les broyeurs de l’usine du Gol pour être transformées en sucre non bio… «C’est un peu décourageant», reconnaît le couple, qui se considère comme «le mouton noir de la profession», peinant à recruter de la main-d’œuvre pour couper, à la machette, une surface si petite. Pourtant, il faudra bien y passer, puisque l’utilisation des produits phytosanitaires sera progressivement interdite à partir de 2022. La tâche sera rude à la Réunion, deuxième département français à utiliser le plus de glyphosate, avec 1,21 kilo par hectare, selon une enquête de l’association de défense de l’environnement Générations futures en 2018… Rude, et longue.
Le projet de la chambre d’agriculture ne concerne que 5 000 tonnes de canne sur les 2 millions coupés chaque année sur l’île… «Un microbe», pour reprendre l’expression de Philippe Labro, à Tereos, qui a cependant emboîté le pas des producteurs bio. Mais lui évoque une production six fois plus importante à terme : «Il y a quelques années, le bio provoquait un casus belli chez les planteurs. Pour eux, c’était un retour en arrière, à l’esclavage, quand on désherbait à la main. Les mentalités ont évolué, on peut enfin étudier sereinement ce qui est possible ou non.» Tereos expérimente donc depuis avril la canne bio, sur une minuscule parcelle de 1,2 hectare. Dans trois ou quatre ans, on mesurera la richesse en sucre des roseaux et les coûts d’exploitation. «Je suis un industriel, prévient le patron. Si ce n’est pas compétitif, je dirai la vérité même si elle ne fait pas plaisir.» Philippe Labro glisse au passage que les coûts de main-d’œuvre, plus importants en bio, sont «17 fois moins élevés en Tanzanie», où le groupe possède une autre usine à sucre, qu’à la Réunion… Il ajoute qu’en bio, il n’est pas possible de recourir au floculant traditionnel dans les cuves de décantation des usines, lors de la fabrication des cristaux. Ce qui diminue les rendements, encrasse les évaporateurs, augmente les coûts… Bref, même s’il assure être «a priori intéressé», le spécialiste n’y croit pas à brève échéance.
Quant à l’autre débouché envisagé par beaucoup, la «canne fibre», Philippe Labro est encore plus dubitatif. Le roseau est composé d’environ 70 % d’eau, de 14 % du recherché saccharose et de 15 % de fibres. Aujourd’hui, ces fibres ou «bagasse» sont récupérées après le broyage de la canne et brûlées dans deux centrales thermiques de l’île, pour être transformées en chaleur ou en électricité. Et si on augmentait la part des fibres, pour produire une énergie renouvelable sans utiliser de charbon, au lieu de fabriquer du sucre subventionné ? Pour la chambre d’agriculture, ce serait aussi un moyen de mieux rémunérer certains planteurs, qui produisent des tonnages de canne importants, mais pauvres en sucre. La région Réunion, qui vise l’autonomie énergétique de l’île en 2030, veut y croire. Dans sa programmation pluriannuelle de l’énergie 2019-2028, elle prévoit de recourir à la canne fibre pour alimenter de petites centrales électriques. La fibre pourrait également être pressée pour produire de l’éthanol et alimenter des turbines à combustion, voire méthanisée et transformée en gaz. Le Cirad, organisme de recherche agronomique, a été missionné pour étudier ces différents scénarios et reste très prudent. Les processus industriels et les conditions de rentabilité sont loin d’être établis. Une canne de la Barbade, dans les Caraïbes, prometteuse sur le papier, s’est révélée décevante. «Le gain en fibres est minime et ces cannes ont tendance à se coucher en cas de pluies ou de vents forts», convient François Broust, chercheur en bioénergie. Par ailleurs, les 23 000 hectares de canne actuels ne remplaceraient pas même la moitié du charbon aujourd’hui brûlé à la Réunion.
Dans ces conditions, Philippe Labro veut conserver ses propres cannes : les R585 et R586, variétés mises au point par la filiale Ercane. Elles sont légèrement plus riches en fibres que la moyenne (17,5 %) et ont l’avantage d’avoir de gros rendements en sucre. Mais elles représentent moins de 10 % des surfaces actuelles. Comme 1 600 hectares sont replantés chaque année, il faudra quatorze ans pour que cette canne mixte augmente significativement la production d’électricité verte sur l’île. On est loin des propositions fortes que l’Etat attendait le 26 juin, lors de la dernière réunion du comité de transformation agricole. Les planteurs n’évoquent que des micro-projets, les collectivités lancent des études. Et Tereos… les cours du sucre s’étant redressés, le géant agroalimentaire sort «renforcé de la libéralisation du secteur sucrier européen avec des résultats en forte croissance», dixit Alexis Duval, président du directoire. Pourquoi changer dans ces conditions ?
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