De notre correspondant, Laurent DECLOITRE, Libération du 1er juillet 2009
Ce poisson pêché près de l’Antarctique rapporte deux fois plus que les autres pêches. Il suscite la convoitise des armateurs français, qui font jouer, à La Réunion et à Paris, leurs réseaux politiques pour obtenir des quotas.
Dire que dans les années 80, la légine, un poisson vivant dans les eaux froides entre 200 et 2500m de profondeur, était tout juste bonne à être transformée en farine animale… A cette époque, si les pêcheurs affrontaient l’Antarctique, c’était pour ramener fausses morues et langoustes. Puis l’on s’aperçut qu’Américains et Japonais étaient prêts à dépenser des fortunes pour déguster la chair blanche, riche en oméga, des Dissostichus eleginoides. Alors à partir de 1990, des chalutiers du monde entier se ruèrent vers le pôle Sud : cette pêche entre les 40èmes rugissants et 50èmes hurlants dégage, selon l’Insee, un taux de marge « deux fois plus important que celui de la pêche en mer française ».
Face à cette frénésie, qui risquait de tuer la poule aux œufs d’or, les Terres australes et antarctiques françaises (Taaf) mirent le holà. La collectivité gère les îles Kerguelen et Crozet, la zone de pêche dans les eaux du grand Sud : les chaluts (filets) furent interdits, au profit des palangres. Ces lignes dotées de milliers d’hameçons appâtés avec des calamars ou des maquereaux permettent une pêche plus ciblée. Surtout, l’administration fixa des quotas et se montra plus prudente dans l’attribution de licences aux armateurs.
Pirates
Mais le pli avait été donné et les pirates sévirent des années durant. Entre 1998 et 2002, la moitié des légines commercialisées sur les marchés internationaux était pêchée illégalement. Aujourd’hui, les radars et navires de la Marine nationale et des Taaf ont mis fin au pillage. Mais pas à l’appât du gain ; les armateurs français se livrent à une véritable guerre pour empêcher les concurrents de goûter au gâteau.
Jusqu’en 2002, trois groupes étaient autorisés par les Taaf à se partager la mise : la Sapmer, le pionnier, propriété de l’homme d’affaire Jacques de Chateauvieux, qui trôna longtemps dans le top 100 des hommes les plus riches de France ; Cap Bourbon, montée par le groupe breton Le Garrec, et Comata, la société de pêche des Mousquetaires (Intermarché). Tous implantés à La Réunion d’où partent les palangriers.
Maurice par la petite porte
Des armateurs mauriciens voulurent profiter du pactole. Mais Maurice, voisine de La Réunion, était suspectée d’avoir servi de base arrière aux pirates de la légine. Ne pouvant entrer par la grande porte, les Mauriciens s’associèrent à un Réunionnais, Laurent Virapoullé, pour créer la société Pêche Avenir ; Laurent est le fils de Jean-Paul Virapoullé, alors sénateur et homme fort de la droite réunionnaise, par ailleurs proche de Jacques Chirac. L’Express, un journal mauricien, révéla les dessous de l’affaire : « Un accord tacite au sujet du quota de pêche aurait été conclu entre le Premier ministre Navin Rangoolam et le président français », qui aimait passer ses vacances à Maurice… Pêche Avenir obtint une licence de pêche, au grand dam des armateurs historiques, qui multiplièrent les recours. En vain. Aujourd’hui, Laurent Virapoullé assure que son quota n’a pas été attribué « pour faire plaisir au gouvernement mauricien », mais parce que son dossier était « bon ». Il a intégré le Syndicat des armements réunionnais des palangriers congélateurs (SARPC), dont la mission est de gérer les intérêts de l’oligopole et les 129 millions d’euros de chiffre d’affaire généré par la pêche australe (en 2017). Soit une augmentation de 60% en trois ans, souligne une étude de l’Insee…
Cette année, les armateurs français ont eu le droit de prélever 5905 tonnes de légines : plus de 3000 tonnes pour les quatre palangriers de la Sapmer[1], Pêche Avenir, Cap Bourbon et Comata se partageant le reste. Mais cette répartition risque de changer : les Taaf s’apprêtent à publier un nouveau plan de gestion, qui fixe le tonnage autorisé à la pêche et attribuera les licences pour six ans. L’occasion pour un intrus de remettre les pieds dans le plat : Réunion Pêche Australe (RPA)[2] avait été autorisé à pêcher 100 tonnes en 2017, mais avait dû jeter l’éponge. « Notre quota était trop faible pour être rentable, justifie Fabrice Minatchy, directeur général. Et nous n’avions pu trouver de bateau à louer, suite à la pression de nos concurrents ». Le SARPC avait en effet esté en justice contre le nouveau venu.
RPA réclame maintenant un quota de 400 à 500 tonnes et accuse les autres armateurs de multiplier les coups bas. Sébastien Camus, PDG du groupe Réunimer, l’actionnaire principal de RPA, dresse la liste. En 2017, deux marins, malgaches, portent plainte contre l’entreprise amenant le Journal de l’île à titrer en Une : « Traités comme des esclaves ». Les Malgaches sont défendus par un avocat parisien, proche du Comité régional des pêches maritimes (CRPM) de La Réunion. Un comité qui a pour vice-président… Laurent Virapoullé et est de fait dirigé par les armateurs historiques de la grande pêche. Autre fait d’armes : en février dernier, un ancien salarié de Réunimer, accompagné du président du CRPM, tente d’empêcher la débarque de poissons en provenance de Madagascar. « Nous avons été obligés de décharger la cargaison sous protection policière », rappelle le patron de Réunimer. L’entreprise fut encore accusée d’avoir jeté des déchets près des côtes, attirant ainsi les requins, responsables de plusieurs attaques mortelles… Réunimer a démenti et, avec RPA, balance à son tour.
"Bloquer le port"
Les autres armements exportent entières la quasi totalité des légines débarquées à La Réunion. En Chine, au Japon, aux Etats-Unis..., sans retombées économiques pour l’île, dénonce le petit Poucet de la légine. L’étude de l’Insee montre certes que les armateurs en place emploient 350 salariés, dont deux tiers vivent à La Réunion ; mais RPA promet, elle, de transformer les poissons dans une usine de l’île. Et rappelle que 25% de son capital est détenu par la Sappma, regroupant 80 petits pêcheurs côtiers. « On traverse une crise profonde, nos prises ont diminué d’un tiers l’an dernier, se désole Stéphane Vienne, président de la Sappma et pêcheur de thons. Cette manne financière nous aiderait à manger ! » Pêcheur de père en fils « depuis 1887 », Félix Payet se dit même prêt à « bloquer le port » si on ne lui permet pas de se diversifier dans la légine.
Selon eux, les armateurs historiques feraient pression sur le gouvernement pour écarter la candidature de RPA. Et de rappeler que Cap Bourbon est détenu par le groupe Le Garrec, un des plus gros investisseurs de Saint-Pierre et Miquelon, d’où est originaire la ministre des Outre-Mer Annick Girardin… « Ridicule, on n’est pas favorisé », rétorque Tugdual Poirier, directeur d’exploitation de Cap Bourbon, qui en veut pour preuve la perte de « 150 tonnes de quotas ces deux dernières années ». A Paris, le ministère reconnaît l’existence de « fortes pressions » mais jure de sa « neutralité ».
Les futurs critères d’entrée, soumis à consultation publique, semblent pourtant défavorables à RPA. « Pour obtenir une licence, il faut justifier de l’antériorité à la pêche à la légine et du label de pêche durable, dénonce Fabrice Minatchy, le directeur général. Par la force des choses, les nouveaux candidats ne peuvent s’en prévaloir ! » Ces arguments ont fait mouche. Jean-Hugues Ratenon, député France insoumise, a écrit à la ministre des Outre-mer : « Il serait inconcevable qu’on exclue les pêcheurs réunionnais et organise une forme d’oligopole placé sous la protection de l’Etat, au bénéfice exclusif de quatre opérateurs dont les liens avec la Réunion sont assez distants ». Ericka Bareigts, député PS, et ancienne ministre des Outre-Mer, évoque elle-aussi « un dossier politique », « une guerre féroce ouverte contre les pêcheurs réunionnais ».
"Tout le monde sera furieux"
Une pression qui n’est pas du goût de la préfète des Taaf. Evelyne Decorps ne cache pas son « agacement » et rappelle que le plan de gestion n’est pas encore validé, que les critères peuvent évoluer. Elle ajoute toutefois : « Notre priorité, c’est la préservation de la biodiversité dans cette réserve naturelle nationale ». Or le Muséum national d’histoire naturelle de Paris recommande aux Taaf de ne pas augmenter le Taux admissible de capture. « On ne va pas jouer au yoyo, ça devrait rester stable », indique Guy Duhamel, professeur au muséum et conseiller scientifique pour les pêcheries des Taaf.
Si le tonnage de légines autorisé à être prélevé ne bouge pas et qu’un nouvel opérateur est admis, les armateurs historiques verront leur quota diminuer. « On risque alors de fermer boutique », prévient Adrien de Chomereau, directeur général de la Sapmer. Même discours chez Laurent Virapoullé, selon qui ce serait « dangereux pour la pérennité de la société ». Tous ont consenti d’importants investissements : Pêche Avenir dans un dock flottant pour développer la filière de réparation navale à La Réunion, Cap Bourbon dans un atelier de transformation, la Comata dans un nouveau palangrier. Pour Adrien de Chomereau, « il ne faut pas déstabiliser la filière de la pêche. La Sapmer est le premier armement sous intérêt français, pourtant nous sommes une PME au regard des groupes espagnols, coréens, japonais… »
L’enjeu est d’autant plus crucial que le prix de la légine a baissé cette année (25 euros au lieu de 30), entrainant une diminution des marges : un résultat de 12 millions en 2018 contre 23 l’année précédente pour la Sapmer. Pas de quoi ravir Jacques de Chateauvieux, l’actionnaire principal, dont le groupe Bourbon « est au bord de l’abîme » selon le journal économique Les Echos.
En juillet, le couperet tombera, les Taaf rendront leur décision, le dossier ayant transité jusqu’à Matignon. Et comme le craint la préfète des Terres australes, « tout le monde sera furieux »...
Laurent DECLOITRE
Rien dans les filets des petits pêcheurs
Le couperet est tombé : les Taaf ont rejeté en août 2019 la candidature de Réunion Pêche Australe (RPA), au profit des armateurs historiques. Les petits pêcheurs de la Sappma, actionnaires de RPA, assurent qu'ils vont déposer un recours auprès du tribunal administratif. Ils menacent par ailleurs d'enfiler leur "gilet bleu", en référence au mouvement des gilets jaunes.
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