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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Le troupeau de Georges Lauret a perdu 15 vaches depuis le début de l'année. (dr)

Le troupeau de Georges Lauret a perdu 15 vaches depuis le début de l'année. (dr)

Par Laurent Decloitre, Correspondant à la Réunion. Photos Stéphane Repentin

Les élevages de l’île, frappés par la leucose bovine enzootique, connaissent une vague de morts prématurées. Pour protester contre cette maladie, éradiquée de la métropole depuis 1990, les consommateurs boudent la viande locale.

Dans la brume de l’hiver austral, une soixantaine de blondes d’Aquitaine broutent l’herbe grasse des pentes du volcan, où poussent mimosas, bambous et tamarins aux branches moussues. A 1 800 mètres d’altitude, l’exploitation d’Olivier Robert est la dernière sur la route sinueuse qui grimpe au piton de la Fournaise, sur l’île de la Réunion. Ici et là surgissent des bouquets d’arums sauvages. Derrière ce décor champêtre et exotique, l’éleveur de la plaine des Cafres, au centre de l’île, qui vend ses veaux à des engraisseurs pour produire du «bœuf péï», dépeint une réalité plus noire. Car depuis quelques mois, les Réunionnais boudent la viande locale.
Des grandes surfaces ont refusé de la vendre, plusieurs points de restauration collective l’ont retirée des menus. La Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Daaf) de la Réunion estime à 50 % la baisse du nombre d’animaux abattus puis commercialisés au mois d’août. «Je me retrouve avec des veaux trop gros sous la mère qui risquent de la blesser», se désole Olivier Robert. Quant aux engraisseurs, ils continuent à nourrir à perte les animaux non vendus. Soit un stock sur pied de 140 tonnes, dont on ne sait plus quoi faire.

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Contrairement à la métropole, rien n'a été fait contre la maladie à La Réunion.


Pourquoi cette défiance des consommateurs ? Parce qu’on leur servirait de la «vache enragée», selon la formule placardée en une d’un journal local. A en croire l’Adefar, une association regroupant des éleveurs, les agriculteurs seraient «contraints» d’élever et de vendre des vaches malades, infectées par la leucose bovine enzootique (LBE), une sorte de cancer contagieux. Pour dénoncer «le poizon dann manzé», l’Adefar a multiplié les coups d’éclat : du lait déversé sur la chaussée, des cadavres de vaches devant les locaux de la Daaf, des vétérinaires retenus sur une exploitation… Pour l’association, tout est orchestré par une vaste «mafia organisée», qui engloberait ministère de l’Agriculture, préfecture de la Réunion, coopératives et vétérinaires.
Loin des rumeurs et des accusations à l’emporte-pièce, les chiffres sont édifiants. Selon la Daaf, 81 % des vaches laitières de la Réunion sont effectivement séropositives à la leucose bovine enzootique ainsi que 14 % des vaches à viande. Présidente de l’Adefar, Annie-Claude Abriska crie au scandale car en métropole, depuis 1990, les vaches infectées à la LBE sont systématiquement abattues, tant et si bien que la maladie a disparu dans l’Hexagone. Mais pas sur l’île de la Réunion, exonérée de ces mesures de prophylaxie. Justification du directeur de la Daaf, Simon Philippe : «La France a éradiqué la leucose pour des impératifs économiques, à savoir continuer à exporter ses vaches. Pas pour une question d’ordre sanitaire.» Or la Réunion n’exporte pas de bovins. D’autre part, la présence du virus serait «diffuse» et «sans impact sanitaire avéré sur les élevages», ajoute Philippe. Enfin, puisque toutes les bêtes ou presque sont infectées, appliquer les mesures nationales décimerait le cheptel local, sans possibilité de le remplacer puisque l’importation de bovins vivants est interdite dans le département d’outre-mer. Pour toutes ces raisons, la Réunion a choisi de laisser la maladie se propager. La Sicalait, la coopérative qui achète le lait des producteurs, leur vend des génisses porteuses du virus mais a gagné le procès que lui avaient intenté des producteurs.

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Jean-Paul Bègue accuse les pouvoirs publics d'être responsables de la mort de ses vaches.


Aucun risque, vraiment ? Le taux de mortalité des vaches laitières est pourtant de 11,7 % dans le département, contre 5,9 % en métropole. Pour de nombreux éleveurs, c’est à cause de la leucose. Georges Lauret en sait quelque chose. L’ancien vigile, qui rêvait «depuis gamin» d’élever des vaches - «une passion dans le sang» -, a perdu une nouvelle bête fin août. La quinzième depuis le début de l’année. Son troupeau ne compte plus qu’une douzaine de prim’holstein aux mamelles asséchées. «Je suis ruiné, je n’ai plus qu’à me suicider», lâche le quadragénaire de Bois-Court, désespéré. Quelques kilomètres plus bas, Jean-Paul Bègue, regard noir et joues creuses sous son chapeau de cow-boy, ne décolère pas : 95 % de son troupeau est contaminé par la LBE. Douze de ses vaches sont mortes depuis janvier, la dernière il y a quelques semaines. Les survivantes sont maigres et en piteux état. «Pourquoi est-ce interdit en métropole et autorisé chez nous ? C’est parce que nous sommes des Noirs, fils d’esclaves ?» s’interroge en créole l’éleveur de 58 ans.
A l’instar de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation et de l’environnement, Loïse de Valencourt, cheffe du service alimentation à la Daaf, est pourtant catégorique : «Les vaches sont porteuses saines du virus, elles vivent très bien avec la leucose.» Seulement 0,04 % des carcasses contrôlées à l’abattoir présentent des signes de développement de la maladie, selon les autorités sanitaires. Ces propos rassurants sont toutefois contestés par un épidémiologiste de l’île interrogé par Libération. Selon ce spécialiste, qui a souhaité rester anonyme, «la littérature scientifique montre que la leucose provoque une baisse de la production de lait et raccourcit la durée de vie». Daniel Bègue, membre de l’Adefar, l’a constaté : «La durée de vie normale est de quinze ans, les nôtres meurent à 5 ans !» Quant à la production de lait sur l’île, elle est passée de 24 millions de litres en 2007 à 18 millions l’an dernier selon la Daaf.
Par ailleurs, une étude (1) montre que le risque de voir apparaître d’autres maladies infectieuses comme des mammites ou des troubles respiratoires et digestifs est plus élevé dans les élevages où la LBE est déclarée. Enfin, les analyses n’étant pas systématiques sur les cadavres, la maladie ne serait pas toujours détectée. L’épidémiologiste rappelle qu’en moyenne dans le monde, «5 % des vaches malades développent une forme tumorale» en temps normal. Et non pas 0,04 %…

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Les vaches de Jean-François Hoarau ont la leucose mais se portent "à merveille".


Malgré tout, la leucose ne serait «pas un souci», assurent d'autres éleveurs dont les vaches, quoique séropositives, se portent à merveille. Dans les bien nommées prairies du Coin tranquille, Jean-François Hoarau montre une bête au ventre énorme, qui s’apprête à vêler. «Elle est en pleine forme, comme mon troupeau», lance-t-il, sûr de son fait. Selon lui, seules les mauvaises pratiques d’élevage seraient responsables de l’hécatombe constatée ces derniers mois : «Moi, je peux reconnaître mes vaches rien qu’à leurs mamelles. Faut que mes collègues se remettent en question. Qui n’aime pas son chien l’accuse d’avoir la gale.»
La polémique fait rage également autour des risques pour la santé humaine. Des travaux ont révélé un possible lien entre la LBE et le cancer du sein chez la femme. Des infectiologues de l’université de Berkeley ont analysé les tissus mammaires de 239 Américaines. Résultat : des traces d’infection au virus de la leucose (BLV) chez 59 % des donneuses cancéreuses, contre 29 % pour celles en bonne santé. Des chercheurs de l’université de Sydney confirment. Sur 96 Australiennes, l’ADN du virus a été détecté dans le tissu mammaire de 80 % des malades atteintes d’un cancer contre 41 % pour les autres. Gertrude Buehring, de l’école de santé publique de Californie, en conclut : «Le BLV peut être un important initiateur du cancer dans les tissus humains ; les bovins infectés par le BLV présentent un risque probable pour l’homme.» De quoi provoquer un début de psychose même si le gouvernement français réplique que ces études sont «contestées par d’autres équipes internationales». La Daaf en veut pour preuve que le taux de mortalité du cancer du sein chez la femme est de «seulement» 19,6 pour 100 000 habitants à la Réunion, pourtant infestée par la leucose, contre 29,4 en métropole qui en est indemne. Et les pouvoirs publics de répéter que «l’impact de la maladie sur la santé humaine est nul».

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Les vaches à viande d'Olivier Robert, qui veut regagner la confiance des consommateurs, sont indemnes de leucose.


Pour tenter de calmer les choses, le préfet de la Réunion a même mangé un steak devant les caméras dans l’espoir de prouver son innocuité ; mais l’inquiétude demeure. «On souhaite l’application du principe de précaution face à ce doute sérieux et l’éradication de la maladie», exige Jean-Pierre Lajoie, président de l’UFC-Que choisir Réunion. «Prudent», il ne boit plus de «lait péï». Face à cette pression croissante, le gouvernement vient d’accepter de lancer un «plan global de maîtrise sanitaire bovine», dont la Daaf dévoilera les mesures prochainement. C’est la première fois que les pouvoirs publics reconnaissent la nécessité d’éradiquer la maladie en outre-mer comme en métropole. Les coopératives devront fournir des animaux sains aux éleveurs. La Sicarévia, pour la filière viande, y parvient déjà. La Sicalait expérimente elle aussi l’installation de jeunes agriculteurs avec des génisses séronégatives.
«On va multiplier les contrôles sanguins. Les vaches positives mais ayant développé des anticorps seront gardées. Celles qui sécrètent le virus seront écartées», détaille Martha Mussard, présidente de la Sicalait, elle-même confrontée à un nombre record de veaux morts. Ecartées ? En fait, les vaches indésirables seront revendues aux autres éleveurs, la coopérative ne pouvant fournir suffisamment d’animaux sains… A ce rythme, la Réunion mettra plus d’une dizaine d’années, à se débarrasser de la maladie, reconnaît la Daaf et la leucose est loin d’avoir disparu des étals réunionnais. Alors dans le doute, préférer le lait pasteurisé : inoffensif ou pas, le virus de la LBE ne résiste pas à la chaleur.
Laurent DECLOITRE

(1) Expertise sur la mortalité des bovins laitiers à la Réunion Avril 2009 P. Brunschwig, Institut de l’élevage R. Lancelot, CIRAD G. Zanella, AFSSA

La mortalité des vaches de La Réunion pourrait aussi s'expliquer par des mauvaises pratiques d'élevage.

La mortalité des vaches de La Réunion pourrait aussi s'expliquer par des mauvaises pratiques d'élevage.

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