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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Un poulet retrouvé dans l'estomac d'un requin tigre (DR)

Un poulet retrouvé dans l'estomac d'un requin tigre (DR)

Enquête de Laurent DECLOITRE, LIBERATION du 17 juin 2019

Comment des gallinacées se retrouvent-ils dans l’estomac d’un grand nombre de requins ? Pour des scientifiques, cette découverte pourrait expliquer la présence des squales près des côtes de l’île, et la multiplication des attaques mortelles contre les humains. Reste à savoir d’où viennent les poules...

Le poulet n’est pas un oiseau marin. Une évidence dont les requins rôdant autour des côtes réunionnaises font peu de cas : dans près d’un tiers de leur estomac, on retrouve des cadavres de gallinacés, comme le révèle une étude des chercheurs de l’université de la Réunion. Dans le cadre de l’action menée par l’Etat pour tenter de mettre fin à la «crise requins» qui frappe le département d’outre-mer depuis 2011 (24 attaques dont 11 mortelles), des squales sont pêchés et disséqués, afin de mieux connaître leur comportement. Entre juillet 2015 et mai 2017, le programme a permis l’examen de 156 requins-tigres et bouledogues, les deux espèces incriminées dans les attaques de surfeurs, pêcheurs et nageurs. «Des animaux terrestres ont été retrouvés dans un tiers des estomacs de requin-tigre, et plus particulièrement des poulets dans 29 % des estomacs», conclut l’étude. «C’est énorme, souligne Sébastien Jaquemet, professeur des universités en écologie marine et auteur du rapport. Et ça continue

C'est surtout dans les requins tigre qu'on trouve des poulets. (DR)

Poulets jetés en pleine nature

Des requins sont aujourd’hui encore «prélevés» près des côtes et disséqués au laboratoire d’entropie de l’université, à Saint-Denis. Dans leurs entrailles, les scientifiques extraient donc des pattes, des plumes, des têtes de poulet, mais aussi des volailles entières. Comment ces oiseaux terrestres se sont-ils retrouvés entre les dents de la mer ? La rumeur locale veut que les éleveurs de poulets, confrontés à la mortalité de leurs animaux, se débarrasseraient des cadavres en les jetant dans les «ravines»… Ces cours d’eau ne coulent qu’au moment des pluies et déversent alors des tas de déchets dans l’océan. «Ce serait étonnant et même idiot, réagit Ted Hudson, directeur de GDS Run Services, un service public qui organise la collecte gratuite des poulets morts chez les éleveurs. Tous les jours, les exploitants ramassent les cadavres, les mettent au congélateur et nous appellent dès qu’ils en ont 40 kilos

Des cadavres de poulets sont souvent retrouvés en pleine nature... (DR)

Pourtant, il est fréquent à la Réunion de trouver des restes de volailles sur les berges accidentées des cours d’eau. Les contributeurs du site internet Band Cochon, qui répertorie les décharges sauvages de l’île, postent régulièrement de telles photos. A Terre-Sainte, pointe Yan, un habitant du sud de l’île, «des chiens errants ont déchiqueté des cadavres de volailles et laissé les restes» ; à Plateau-Caillou, «un sac rempli de plumes a été abandonné», indique un autre internaute ; à Cambaie, «ça pullulait d’asticots et de mouches, je ne vous parle pas de l’odeur»,s’indigne Jean-Claude, tombé sur des déchets repoussants ; à l’Entre-Deux, une cinquantaine de poulets morts ont été découverts en contrebas de la route…

Abattoirs clandestins

Patrick Leveneur, président de l’association réunionnaise interprofessionnelle de la volaille, assure que «ses» 150 éleveurs ne sont pas concernés : «On livre 210 000 poulets chaque semaine à l’abattoir. Nous sommes très contrôlés, on ne peut se permettre aucun dérapage.»La faute alors aux «indépendants» ? Ces derniers vendent leurs bêtes vivantes à des forains ou aux particuliers. Ils sont près de 2 700, selon Ismael Selin, chargé de la diversification animale à la chambre d’agriculture, et «suivent des formations sur le bien-être animal et les règlements sanitaires». Le technicien doute qu’ils soient responsables. En revanche, lorsqu’un éleveur «marron» (non déclaré) est confronté à une forte mortalité, il ne peut faire appel au service de collecte. Même chose pour les abattoirs clandestins, comme la direction de l’Agriculture en démantèle régulièrement, qui ne peuvent pas passer par le service d’équarrissage pour se débarrasser des entrailles, plumes, têtes, pattes… Alors la tentation est grande de larguer les déchets en pleine nature. Une entreprise de l’Etang-Salé est chargée d’incinérer de tels sous-produits, soit 7 000 tonnes de déchets de poulets par an. Mais comme le reconnaît Gérard Mark, le directeur du site industriel, «c’est une obligation légale, cela ne signifie pas que tout le monde le fait». D’autant que le service est payant…

Sacrifices rituels

Autre hypothèse, plus troublante encore, évoquée par l’universitaire Sébastien Jaquemet : «La présence dans un estomac de requin d’un poulet dans un sachet plastique, fermé par un double nœud, ou celle d’individus quasiment intacts, laisse penser qu’il s’agit plutôt d’animaux utilisés lors de cultes en milieu littoral.» C’est qu’à la Réunion, le sacrifice de gallinacés est une pratique courante.

Les fidèles hindous offrent des coqs en sacrifice. (LD)

Illustration un dimanche de juin au temple hindou Sri Devi Marliamen de Saint-Pierre, le long de la rivière d’Abord. Tôt le matin, le soleil darde ses rayons à travers les fumerolles d’encens. Le prêtre coupe des citrons et verse du curcuma dans un trou creusé dans la pelouse : le «kabarlam», destiné à recevoir le sang des animaux. Deux cents fidèles pieds nus et habillés de rouge prient la déesse Karly au son des clochettes et des tambours malbars ; plusieurs d’entre eux font l’offrande d’un beau coq aux plumes marron.

Les coqs sont décapités, tout comme les boucs. (LD)

Deux officiants tirent la volaille, l’un par les pattes, l’autre par la tête, de façon à présenter au «coupeur» un cou bien tendu. L’homme brandit alors une énorme machette, appelée «grand couteau» ou «katti», dont la lame se termine par une boule de métal. En une heure, l’arme décapitera 45 oiseaux et deux boucs. Au début de chaque année, des temples plus importants sacrifient des milliers de coqs, mais les cadavres ne sont pas jetés. Les animaux sont bouillis, plumés et cuisinés en «massalé». «C’est un beau moment de partage et de communion», savoure Jean-Patrick Ramin, le président du temple Sri Devi Marliamen, qui précise que les entrailles sont jetées à la poubelle.

"Cochonneries de sorcellerie"

Qu’en est-il des fidèles qui se purifient en processions colorées près des rivières ou sur les plages ? «On ne fait pas de sacrifice à ce moment. Ceux qui jettent à l’eau un cadavre ne sont pas de vrais hindous, ils font des cochonneries de sorcellerie», s’irrite Jean-Luc Amaravady, président de la Fédération tamoule de la Réunion. Alors «service malbar» - une cérémonie tirée du culte hindou - ou rite pratiqué par des membres de la communauté malgache de la Réunion ? Pas évident de trancher.

Au bord des routes, des rivières, de la mer... les poulets font partie des cérémoniels... (LD)

Toujours est-il que cette pratique est «courante à la Réunion», rappelle l’anthropologue Stéphane Nicaise. Lors d’une balade au cap la Houssaye, sur la côte ouest, Vincent, enseignant, est ainsi tombé sur un poulet mort. L’animal était entouré d’un ruban rouge et de menus objets, le tout disposé sur les rochers noirs arrosés par l’écume des vagues. «Les restes d’une cérémonie, sans l’ombre d’un doute», assure le jeune homme. Pour Stéphane Nicaise, «il s’agit d’éloigner le mauvais sort, de se débarrasser de ce qui n’est pas propre. L’océan permet de l’envoyer au loin». Et tant pis si cela profite aux requins…

Déchets de poissonneries

Dans cette affaire d’attaques de requins, les pêcheurs ne sont pas en reste, accusés eux aussi d’avoir une part de responsabilité. Outre les poulets, les scientifiques trouvent en effet dans les estomacs des squales des déchets de poissons issus d’une intervention humaine : des têtes et entrailles de poissons pêchés au large et éviscérés en pleine mer, mais aussi des arêtes, nageoires, peaux, générées par des usines de transformation installées à terre… «La contribution de ces déchets au régime alimentaire des requins est non négligeable et pourrait contribuer à les fixer à proximité des côtes», assène Sébastien Jaquemet.

Réunimer exporte désormais ses déchets à Maurice. (LD)

Le groupe Réunimer, spécialisé dans la pêche et la transformation de thons, espadons, daurades, marlins, serait-il responsable ? Il est accusé par un ancien employé d’avoir largué ses déchets non loin des plages et des spots de surf de la Réunion. «Tous les dix ou quatorze jours, nous jetions 8 à 12 tonnes de déchets, assure ainsi Yannis Latchimy. Les rejets se faisaient à l’entrée nord de la baie de Saint-Paul, voire directement dans la baie, à moins d’un mille nautique du rivage [1,8 km].» Sébastien Camus, président de Réunimer, n’a pas porté plainte pour diffamation et admet avoir rejeté des déchets en mer. «Passer par l’équarrissage et l’incinération revenait trop cher : 750 euros la tonne», justifie-t-il. Mais «d’une part, c’était légal,dit le patron de pêche, et, d’autre part, on le faisait non pas à un mille, mais à plus de 20 milles [37 km] des côtes, là où débute notre zone de pêche». Aujourd’hui, Réunimer a cessé cette pratique et s’est doté d’un broyeur à terre, qui réduit en pulpe quelque 350 tonnes de restes de poisson, exportés ensuite à Maurice pour être transformés en croquettes pour animaux.

Responsabilité humaine

Légal, mais non sans conséquence, a jugé la préfecture de la Réunion. En 2012, face à la recrudescence des attaques de requins, les pouvoirs publics ont interdit tous les rejets de produits de la mer… à moins de 2,5 milles des côtes (4,6 km) seulement. «Cette distance est faible pour des requins-tigres, estime Sébastien Jaquemet. Ils pourraient avoir pris l’habitude de rester à proximité des sites utilisés par les pêcheurs pour se débarrasser de leurs déchets.» Certains jettent les restes de leurs prises plus près encore… Dans le port de Saint-Gilles-les-Bains, des travaux ont révélé il y a quelques semaines la présence de plusieurs kilos de déchets de poissons. Le préfet a pointé «les pêcheurs, réguliers ou occasionnels» et les a appelés «à la responsabilité». Bertrand Baillif, président du comité régional des pêches, prend mal ce rappel à l’ordre : «On nous embête, nous les petits, pour une tête de bonite et on laisse les gros déverser leurs déchets par centaines de tonnes

Poulets ou déchets de poissons, encore une fois, tout le monde se défausse… Pourtant, comme le résume Olivier Bielen, le prudent directeur du Centre de ressources et d’appui pour la réduction du risque requin, une émanation de l’Etat, «ces déchets anthropiques doivent tous nous interroger sur la responsabilité de l’homme à attirer les requins près de nos côtes»…

Laurent DECLOITRE

 

OLIVIER BIELEN, DIRECTEUR DU CENTRE DE RESSOURCES ET D’APPUI POUR LA REDUCTION DU RISQUE REQUIN

S’interroger sur la responsabilité de l’homme

 

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"On peut se baigner sans danger à La Réunion" (LD)

Certains accusent les pêcheurs mandatés par le CRA pour prélever les requins bouledogue et tigre de les appâter avec des poulets…

C’est faux. Nous utilisons des bonites congelées. Sur les 350 requins pêchés depuis 2012 dans le cadre des programmes scientifiques et de la pêche de prévention, aucun ne l’a été avec de la viande.

Déchets de poissons et poulets dans les estomacs des requins : les Réunionnais ont-ils une part de responsabilité dans les attaques ?

Ces déchets anthropiques doivent tous nous interroger sur la responsabilité de l’homme à attirer, ou non, les requins près de nos côtes. A-t-on créé un point de fixation ? Je n’irai pas jusque-là. Et il faut rappeler qu’on trouve du poulet surtout dans les requins tigre alors que les attaques émanent principalement des requins bouledogue.

Que dites-vous aux métropolitains effrayés par les requins à La Réunion ?

On peut se baigner sans aucun danger dans les 26 km de lagon et dans les zones équipées d’un filet de protection, à Boucan-Canot, Roches Noires et Etang-Salé.

Mais on ne peut pas surfer derrière ces filets…

Certes, un arrêté préfectoral interdit les activités nautiques à moins de 300 mètres du rivage. Mais les membres du pôle Espoir et les licenciés de la Fédération française de surf peuvent pratiquer, dans le cadre du programme Vigies Requin Renforcé. C’est-à-dire exclusivement sur quatre spots de l’île (bientôt sept), avec le renfort d’un jet-ski, de nageurs en palme masque tuba et d’un drone de surveillance.

Le surfeur tué en mai dernier par un requin pratiquait dans une zone interdite… comme beaucoup de surfeurs continuent de le faire.

Face à ces drames humains, il ne faut stigmatiser personne. En métropole, on ne critique pas les skieurs qui font du hors piste et prennent des risques. Le discours selon lequel « il ne faut pas y aller » atteint ses limites quand on est dans l’ordre de la passion. Dans  cette crise, les responsabilités sont diffuses. Le rôle du Cra est de proposer des solutions, comme la pêche de prévention, le test ces jours-ci de systèmes électromagnétiques répulsifs, individuels et collectifs, ou encore l’expérimentation d’un nouveau filet dit de seconde génération en 2020.

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