Mayotte : « La France nous a abandonnés »
MARIANNE, 15 mars 2018
Laurent DECLOITRE, envoyé spécial
Les habitants du département d’outre-mer, paralysé depuis plus de trois semaines, ont suspendu « pour un mois » leur mouvement. Le temps que le gouvernement s’engage contre l’insécurité et l’immigration clandestine en provenance des Comores.
La césarienne fait encore souffrir Énicha Said, 22 ans, qui a accouché la veille de jumeaux à la maternité de Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte. Son mari, Abdullah Aziz, traduit du shikomori au français : « C’était trop risqué de faire deux bébés à Anjouan, les médecins ne savent pas ». Anjouan, à 70 km de Mayotte, une des trois îles des Comores, pays où l’espérance de vie n’atteint pas 64 ans… Alors le couple a risqué la mort à bord d’un kwassa-kwassa, barque motorisée pilotée par un passeur. Depuis 1995, entre 7 et 10 000 de ces boat-people se sont noyés, selon un rapport du Sénat, en essayant d’atteindre l’eldorado français. Énicha et Abdullah ont embarqué chacun sur un esquif, « pour que toute la famille ne disparaisse pas en cas de naufrage »…
Comme eux, Fatima M’Doihoma, alitée dans une chambre voisine, est en situation irrégulière. « À Anjouan, on me disait que c’était les reins, raconte l’étudiante comorienne en licence de géographie, mais les médicaments ne calmaient pas la douleur ». Elle s’est résignée à payer 700 euros au pilote d’un kwassa et a passé 7h en mer. « Je n’avais ni à boire, ni à manger, les vagues passaient par-dessus, je mourais de froid »… Arrivée à Mayotte en pleine nuit, la jeune femme est accueillie par une tante, qui la transporte aux urgences. « En fait, j’ai un kyste aux ovaires », grimace Fatima en essayant de se redresser.
L’an dernier, la maternité a mis au monde 9 700 bébés, un record historique, dont 70% nés d’une mère comorienne. Une proportion énorme qui s’explique en partie par le droit du sol, selon lequel toute personne née en France obtient la nationalité française, à l’âge de 13 ans et à condition d’avoir résidé cinq ans sur le territoire. Cet élément intangible de la République, de nombreux élus mahorais veulent aujourd’hui le remettre en cause et classer l’hôpital de Mayotte en « zone internationale » ; les nouveau-nés garderaient ainsi la nationalité de leurs parents. D’autres, tel Laurent Wauquiez, président des Républicains, souhaitent supprimer purement et simplement le droit du sol, si les parents sont en situation irrégulière. De son côté, Emmanuel Macron a indiqué lors de sa visite en Guyane qu’il n’avait « aucun tabou » en la matière, alors qu’Édouard Philippe est près à « tout mettre sur la table »...
Cette solution visant à réduire le flux migratoire, désormais à l’étude, s’ajouterait aux mesures sécuritaires qu’Annick Girardin, ministre des Outre-Mer, ne cesse d’annoncer semaine après semaine pour tenter de calmer la population. Depuis près d’un mois, l’île est paralysée par des barrages de pneus, de tuyaux métalliques et d’arbres coupés. Les établissements scolaires ne peuvent recevoir les élèves, l’activité économique est en berne, l’unique port du département est bloqué, les manifestations s’enchainent… La raison ? Les Mahorais dressent un lien direct entre ces Comoriens qui rentrent illégalement sur le territoire pour accoucher, se soigner, trouver du travail… et l’insécurité galopante qui gangrène la société.
À Mayotte, où 84% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté, la moitié des habitants a moins de 20 ans. Des jeunes au chômage (43%) dont plus d’un sur deux, poursuit l’Insee, a une mère étrangère. Le raccourci est vite fait : les Comoriens, désoeuvrés et sans un sou, sont donc les responsables des cambriolages à répétition, des sacs à mains arrachés dans les voitures et des attaques au chombo (machette). Traumatisés, les Mahorais vivent « barreaudés », l’expression locale pour désigner les grilles qui protègent les fenêtres des rez-de-chaussée et des premiers étages. C’est parfois insuffisant. « Les jeunes utilisent des crics de voiture pour écarter les barreaux», se désole Romadi. L’épicier de M’Tsapere, une banlieue chaude de Mamoudzou, vient de se faire dérober une bouteille de gaz. Deux rues plus loin, Daniel Subra se remet d’un guet-apens dressé la semaine précédente par des « coupeurs de route » encagoulés. Comme le chef d’entreprise s’est débattu, il a reçu des coups de chombo à la tête et sur le ventre. Sa fille, « la meilleure de la classe », raconte timidement qu’elle est victime de racket au collège et qu’elle retrouve parfois ses affaires « dans les poubelles »…
Selon les Mahorais, qui ne croient pas à la diminution de 9% de la délinquance en 2017 annoncée par le préfet, la situation ne ferait qu’empirer. « Quand j’étais jeune, on sortait de boite à 3h du matin et on achetait des brochettes, soupire Yasmine M’Bae, qui s’apprête à s’exiler en France. Aujourd’hui, dès que la nuit tombe, il n’y a plus personne dans les rues ». La caissière de supérette a été assommée à coups de cailloux par une bande malfrats, il y a une dizaine de jours…
Régulièrement, les habitants sortent de leurs gonds et tentent de résoudre, dans la plus pure illégalité, ce trop-plein migratoire. On trouve souvent à la tête de ces « ratonnades » tropicales des « bwénis », mères de famille aux formes généreuses enveloppées dans d’amples salouvas colorés... Et de chasser manu militari les élèves comoriens des écoles, au prétexte qu’ils prennent la place des petits Mahorais ; et d’expulser, lors de violentes opérations de « décasage », les clandestins de leur banga, misérables cahutes, parfois louées à des marchands de sommeil français,…
Depuis plus de trois semaines, la grogne s’est structurée autour d’un Collectif de citoyens et d’une intersyndicale, que les élus de tout bord et le patronat, ont rejoints. « La France nous a abandonnés », résume Safina Soula, une des porte-parole, le visage protégé du soleil par un « msindzano », masque de beauté confectionné à base de bois de santal, henné et curcuma. Annick Girardin, arrivée lundi à Mayotte, a promis des renforts de gendarmes et de policiers, le développement de la vidéo-surveillance, la création d’un État-Major opérationnel de lutte contre l’immigration clandestine, « à terre et en mer », l’envoi « immédiat » d’un patrouilleur militaire pour surveiller les côtes… Il a fallu la persévérance, et l’habilité, de la ministre des outre-Mer pour que le Collectif et l’intersyndicale reviennent in extremis à la table des négociations dans la nuit de mardi à mercredi. La promesse de financer les associations de lutte contre l’immigration, dont sont issus plusieurs leaders du mouvement, a sans doute compté… Pourtant, l’après-midi, des militants avaient fait intrusion dans l’enceinte du Conseil départemental pour en chasser des élus jugés trop conciliants.
Finalement, après 5h de négociations, le mouvement doit être suspendu pour un mois. « J’espère que l’État n’est pas en train de nous mener en bateau », a lancé Fatihou Ibrahim, un porte-parole. Si les manifestants ont obtenu de nouvelles mesures, comme la suspension temporaire des cartes de séjour aux immigrés qui la demandent, ils attendent surtout le lancement d’un véritable plan de développement. Trois missionnaires vont rester sur l’île pour évaluer les besoins. Mais on les connaît déjà : l’association des maires de Mayotte a estimé à 1,2 milliards d’euros les moyens pour améliorer l’accès à l’eau potable, construire des écoles et des cantines scolaires, des gymnases et des logements, rénover les routes… Et sur ce point, Annick Girardin ne s’est pas engagée. Au moment même où les discussions reprenaient, des bandes de jeunes se sont affrontées à M’Tsapere, s’en prenant aux automobilistes de passage et incendiant des véhicules stationnés…
Laurent DECLOITRE
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