Misère et malaise à Mafate
Au cœur du Parc national de la Réunion, dont ils rejettent les règles, 700 habitants vivotent dans la pauvreté.
La Réunion, son volcan, son lagon... Et Mafate. Le cirque, une cuvette de 103 km2 cernée de remparts verticaux, est sillonné chaque année par plus de 80 000 trekeurs. Alors qu’aucune route n’y accède, plus de 750 personnes, dispersées dans huit hameaux appelés îlets (prononcer îlette), vivent à Mafate. Le « cœur habité » du Parc national de la Réunion. Eclairés à l’énergie solaire, se déplaçant à pied, les Mafatais vivent du tourisme et d’agriculture, en symbiose avec la nature, au rythme de la « vie lontan ». Les touristes s’en émerveillent le soir, autour d’un cari poulet, dans l’un des 30 gîtes du cirque. Voilà pour la carte postale.
Une centaine de bénévoles, aux sacs à dos surchargés de pâtes, d’huile, de couches pour bébé et de riz, ont balayé d’une semelle boueuse le mythe. Les marcheurs de l’association caritative Momon papa lé la ont acheminé le mois dernier des vivres aux 200 habitants d’Aurère, Ilet-à-Bourse et Ilet-à-Malheur qui n’a jamais si bien porté son nom. Marie-Nadine Bègue, 39 ans, les avait appelé à l’aide, en janvier dernier. Ayant appris que l’association distribuait des colis alimentaires partout dans l’île, cette mère, divorcée, de cinq enfants s’est souvenue du proverbe créole : « Domoun i plèr pa i ging pa tété » (Celui qui ne réclame rien n’a rien).
Dans la « cour » de récréation de la minuscule école d’Ilet-à-Malheur, une clairière gazonnée qui jouxte un champ de manioc, les vivres sont réparties en petits tas. Les habitants, munis de sacs poubelle, brouettes ou encore de la grande écumoire de la cantine, font la queue, en riant comme pour cacher leur gêne ; certains restent en retrait derrière un bosquet de bananiers. Laurent, un permanent de Momon papa lé la, apprécie cette retenue. « Dans les bas, quand on arrive avec le camion dans un quartier, les gens s’empilent les uns sur les autres et tout part en dix minutes ».
France-Thérèse Libelle, 75 ans, souffre du diabète. Il y a bien le dispensaire et la visite des médecins, héliportés, mais c’est son fils qui se charge des piqures d’insuline quotidiennes. « Moin lé contente d’avoir un ti secours, soupire la Mafataise, mère de 12 enfants. La vie lé dur ». A Mafate, 43% des plus de 25 ans touchent le RMI. Les autres sont au chômage ou subsistent grâce à des contrats précaires en travaillant pour l’ONF ou les écoles du cirque. Les personnes âgées sont les plus vulnérables ; elles ne peuvent pas descendre faire les courses sur le littoral, ni cultiver leur « carreau » de maïs. Les « gramouns » dépendent de la solidarité familiale. Seuls les gîteurs, qui profitent de la manne touristique, et les « boutiqueurs », qui possèdent une épicerie, s’en sortent.
Ce n’est pas le cas de la famille Maillot. Les 815 euros du contrat d’Angelo, les allocations familiales et le RMI d’un des six enfants suffisent tout juste. Anne-Marie se plaint du « riz pour les cochons » dont elle se sert pour tous ses repas, de « l’eau la boue » qui sort du robinet par mauvais temps. Un mainate apprivoisé sautille sur le sol en terre, tout juste ratissé, et semble approuver d’un hochement de bec. Les Maillot vivent dans une maison en tôle, comme la plupart des Mafatais. Le bloc sanitaire, héliporté en 1987 par le Département, fonctionne encore ; l’installation photovoltaïque donne des signes de faiblesse après deux jours de ciel couvert. Sur les quelque 350 cases disséminées dans le cirque, une étude en a dénombré 30 « totalement insalubres ».
A Ilet-à-Bourse, un des habitants n’a pas souhaité recevoir « l’aumône ». « I fé honte à nous », estime-t-il. Eric Grondin, dreadlocks rentrées sous un bonnet de laine, comprend. Le rasta, au chômage, a accepté son colis alimentaire, mais estime n’être « pas spécialement dans le besoin », cultivant haricots, petits pois, élevant canards et poulets. Geneviève Planchat-Bravais, animatrice du Parc national, renchérit : « Les écarts de niveau de vie sont très importants, mais l’ensemble de la population n’est pas pauvre. Les Mafatais ne paient ni le loyer, ni l’eau, ni l’enlèvement des ordures… » Tant et si bien qu’une enseignante du cirque, qui a souhaité restée anonyme, dénonce « l’assistanat » de Momon papa lé la. Selon l’instit, « nos élèves croient que tout tombe du ciel, allez leur inculquer les valeurs du travail ! »
Les traits marqués par la marche, Patrick Savatier a des vagues airs de Bernie, le chanteur de Trust et d’Antisocial. Le président de l’association perd lui aussi son sang-froid : « C’est peut-être de l’assistanat, je m’en bats les couilles ! Les Mafatais, timides et pudiques, nous appellent pour manger, on ne va pas vérifier leurs relevés bancaires et les humilier ». L’ancien humanitaire, qui a bossé en Bosnie, prévoit de remettre le couvert dans d’autres îlets du cirque. En solo, comme à son habitude. « La Croix-Rouge reste dans le consensus mou et les curés dans leur église, regrette-t-il. Nous, on interpelle les collectivités qui n’assurent pas la continuité territoriale des Mafatais ».
De fait, la « randonnée du cœur » intervient dans un « contexte socialement pathologique », pour reprendre l’expression d’Arnold Jacoud, qui a sillonné le cirque deux ans durant pour le compte du Commissariat à l’aménagement des hauts. Les Mafatais se sentiraient « oubliés » lorsqu’ils réclament l’eau potable ou des emplois, « compressés» quand il s’agit de leur mode de vie. A tel point qu’une pétition circule dans les îlets pour demander à sortir du Parc national, entité créée en 2007, aujourd’hui « à côté de la plaque » selon le psycho-sociologue.
« La loi du Parc, c’est bon pour les oiseaux, pas pour nous, dénonce Manrique César, président de l’association Alon march ansam, qui tient un gîte à Marla, dans le sud de Mafate. On vit avec le minimum, et on nous dit que c’est encore trop ! » En ligne de mire, les prescriptions du Parc qui cherche à préserver la cohérence environnementale du site, condition sine qua non pour avoir une chance d’intégrer le patrimoine mondial de l’humanité. Du coup, les habitations ne peuvent dépasser 81 m2 par module, les toitures en tôle doivent être colorées, les menuiseries en bois… En cas contraire, le permis de construire est refusé. « On ne veut pas mettre Mafate sous une cloche, se défend Olivier Robinet, le directeur du Parc. Mais on ne peut laisser tout faire au prétexte que les habitants ont droit au développement ». Si de nombreux projets sont gelés, c’est aussi en grande partie due aux règles d’urbanismes des deux communes dont dépend Mafate : la quasi totalité du cirque est en zone non constructible…
Gilette, employée à l’école d’Ilet-à-Malheur, Martinien, au chômage, et leurs cinq enfants vivent dans les mêmes conditions d’apparent dénuement que les autres habitants. Pourtant, ils soutiennent l’action du Parc. « Sans ça, les Mafatais feraient n’importe quoi. Le cirque se moderniserait trop, on perdrait nos traditions ». Le rêve de Martinien ? Recouvrir son toit en tôle de paille de vétiver, pour isoler du bruit de la pluie et de la chaleur. Gilette, elle, préfère laver son linge à la main, concocter sa confiture de patate douce au feu de bois, laisser ses enfants gambader pieds nus dans la nature. « Ou sa i lé la crise ? Nou sent pas la crise ! », assure la jeune femme. Un bonheur tout de même précaire : lors de la distribution des colis, elle n’a pas reçu de couette. La nuit, durant l’hiver austral, la température tombe à moins de dix degrés sur Mafate.
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