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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Le 13 novembre 2003

Les feux de la haine à Mayotte

Enquête. Sous le regard des gendarmes, le maire d'un village mahorais a fait détruire les cases de Comoriens clandestins en quête d'un bout du «paradis» français. Et révélé un malaise.

Par DECLOITRE Laurent

 

Mayotte envoyé spécial

La cendre qui salit le sable de la plage, les piquets de bambou qui pointent dérisoirement le ciel de Mayotte, c'est tout ce qui reste du village d'Hamouro, sur la commune de Bandrele. Fin octobre, une trentaine de paillotes sont parties en fumée, dégageant un panache aux relents de racisme au-dessus de cet îlot français, perdu entre Madagascar et l'Afrique de l'Est. Les bangas calcinés étaient squattés par quelque 150 immigrés clandestins venus de l'île voisine d'Anjouan, aux Comores. Houssen Toihalati, mère de douze enfants, enveloppée dans son chiromani coloré, a perdu ses seuls biens : «Mes deux valises, mon lit, mon matelas.» Malide Sabiti dit que l'incendie a brûlé ses «presque» 1 000 euros, économisés en vendant du charbon au noir. Sans compter son fil de pêche et ses plants de tomates. A ses côtés, Noussa Nailane montre le cadavre calciné d'un chat. Depuis deux semaines, hommes, femmes et enfants s'entassent dans la mosquée en torchis ou dorment dehors, malgré la saison des pluies qui débute.

Les paillotes de Mayotte

Le 27 octobre, premier jour du ramadan, «mois sacré», une escouade de gendarmes effectue un contrôle d'identité, interpelle treize clandestins et repart. Deux heures plus tard, une quinzaine d'employés de Bandrele, conduits par le maire, Moussa Madi, mettent le feu aux cases: l'élu affirme qu'il est dans son droit, arguant que les paillotes sont propriété de la commune et qu'elles étaient vides au moment de l'intervention. Trois gendarmes assistent à la scène, sans demander de renforts, sans appeler les pompiers ni tenter de stopper les incendiaires. «A trois, mes hommes étaient impuissants», tente de justifier le commandant de la gendarmerie de Mayotte.

Une enquête est en cours. Le préfet, Jean-Jacques Brot, qui prétend n'avoir rien su de l'expédition, a promis qu'il sera «féroce à l'égard de ceux qui se font justice eux-mêmes». Il a cherché à couper court à une affaire que la presse locale compare aux paillotes corses : le préfet, ancien conseiller de Jacques Chirac chargé des questions d'immigration à l'Elysée, venait en effet d'orchestrer de façon très médiatique la destruction de plusieurs kwassa-kwassa, ces embarcations sur lesquelles s'entassent les immigrés clandestins qui veulent franchir les 70 kilomètres de bras de mer séparant Anjouan de Mayotte. La démonstration énergique a manifestement encouragé le zèle du maire de Bandrele dans son opération commando.. Et les nouvelles déclarations du préfet, dans une interview hier au Quotidien de la Réunion, ne sont pas près d'assainir le climat: Jean-Jacques Brot dénonce «l'invasion migratoire» et «le viol de notre maison par des gens qui n'ont rien à y faire».

Dans cet archipel, l'Etat comorien est exsangue (un habitant sur deux vit au-dessous du seuil de pauvreté et le choléra a refait son apparition cette année). Aussi Mayotte la Française, avec son hypermarché, ses téléphones portables et malgré ses presque 40 % de chômage et son Smig inférieur de 44 % au Smic de la métropole, fait-elle figure d'eldorado dans cette région de l'océan Indien sur laquelle s'échouent chaque année au moins 20 000 Comoriens clandestins. L'incendie des bangas s'inscrit dans la longue liste des manifestations d'hostilité à l'égard des Comoriens qui a commencé il y a plus de deux ans sans trouver beaucoup d'écho en métropole.

En septembre encore, des femmes de Bandrele ont recensé les habitations abritant des clandestins. Elles sont revenues le lendemain pour jeter des pierres. Parmi elles, Fatima Salim, 70 ans. Sa petite-fille, Siti Mahamoud, 25 ans, traduit en français ­ comme près de 60 % de la population, la grand-mère ne parle que le shimaoré. «Les Anjouanais sont des voleurs ; ils sont venus chez moi, ils m'ont pris 2 000 francs. Pourquoi ils ne se tiennent pas tranquilles ?» La bwéni («femme» en shimaoré) vit avec sa petite-fille et ses deux arrière-petits enfants dans un trois pièces sous tôle. La poussière rouge omniprésente à Mayotte s'infiltre jusqu'aux tapis qui recouvrent le sol de la case. Il n'y a pas toujours une grande différence entre les bidonvilles des Mahorais et ceux des immigrés.

«Les femmes anjouanaises nous volent nos maris»

Pas d'homme dans la maison, Siti est divorcée : «Les femmes anjouanaises nous volent nos maris. Elles se moquent de nous, disent qu'on ne se baigne jamais, que nos hommes les suivent parce que nous, nous ne sommes pas de belles femmes. Les pierres, c'était pour faire exemple, pour les faire partir.»Les opérations antianjouanais sont souvent l'oeuvre de femmes, dans cette société musulmane et matrilinéaire où les bwénis, qui vendent le produit de leurs récoltes ­ mangues, fruits à pain ou manioc ­ sur le bord des routes, sont propriétaires des habitations, gèrent avec le cadi (le juge musulman) les questions d'héritage et sont en charge de la vie de famille. Dans la commune de Sada, en 2001, les femmes étaient près de 600 à avoir chassé manu militari les clandestins de leur ville. Les Mahoraises qui refusaient de prendre part à cette traque étaient menacées du boycott de leur mariage. Et à Mayotte, un mariage sans invités est un mariage honteux...

A la dernière rentrée scolaire, les bwénis sont rentrées dans les classes de deux écoles maternelles de l'île pour faire sortir «les enfants non issus du village». Dans une dizaine d'autres établissements, elles ont ici cadenassé des portails, là exigé que les maires rayent des listes d'inscription les enfants d'immigrés. Les mères protestent contre le «système de rotation», introduit depuis que les enfants d'immigrés ont fait exploser les effectifs, notamment dans les villes : une salle de classe pour deux instituteurs, qui se la partagent, l'un le matin, l'autre le soir. «L'école prend les enfants de 6 ans, même s'ils sont clandestins, et oublient nos enfants de 4 ans. On est françaises, on devrait avoir la priorité», s'emporte Siti, qui a dû beaucoup insister pour faire inscrire ses deux enfants.

Le lendemain de l'incendie d'Hamouro, les bwénis ont débarqué dans le collège de la ville pour conspuer les enseignants qui avaient rappelé à leurs élèves le principe selon lequel personne n'a le droit de se faire justice soi-même. Atoumani Ahmed, instituteur en CM1 dans une école primaire de la banlieue de Mamoudzou, la «capitale» de Mayotte, connaît la loi de la République : l'Education nationale a le devoir d'accepter tous les enfants, mahorais ou comoriens, en situation régulière ou non. Quand il le faut, quand il sent monter la tension antianjouanaise, il la rappelle aux parents d'élèves. Mais il dit aussi : «Même moi, je suis mal à l'aise. La présence des enfants d'immigrés nous pose de grosses difficultés. Souvent, ils n'ont pas le niveau et ne parlent presque pas le français. Beaucoup n'ont jamais fréquenté l'école avant d'arriver chez nous.» Et conclut : «Je comprends les mères mahoraises.»

Tout comme l'éducation, le système de santé, gratuit à Mayotte, est submergé par le nombre des clandestins. «Maintenant, il faut faire la queue des heures pour être soigné en cinq minutes et se voir prescrire un Doliprane, dit Ibrahim, père de quatre enfants. Du coup, on doit aller voir les médecins privés et payer.» Il assure aussi qu'«avant», les femmes qui accouchaient pouvaient rester six jours à l'hôpital : «Maintenant, on les renvoie au bout de deux jours à la maison car il n'y a pas assez de lits pour tout le monde.» 70 % des nouveau-nés enregistrés à la maternité de Mamoudzou, «première maternité de France» selon le préfet de Mayotte, ont une mère étrangère ; 70 % des détenus de la maison d'arrêt de Majikavo sont aussi des immigrés.

Selon les estimations les plus sérieuses, il y a aujourd'hui 40 000 immigrés clandestins pour une population de 160 000 habitants, malgré une politique répressive accrue : 3 990 reconduites à la frontière en 2002, déjà 5 100 cette année. «Les reconduites ne servent à rien, les immigrés reviennent dès le lendemain», assure le maire socialiste de Koungou, Saïd Ahamidi.

A Anjouan, la principale activité économique est d'ailleurs celle des kwassa-kwassa ; sur le quai de la ville anjouanaise de Mutsamudu, les rabatteurs ne se cachent pas. «Je touchais 40 % du prix du passage», raconte Nourdine, qui fut rabatteur avant de faire, à son tour, le voyage vers Mayotte. Désormais clandestin depuis huit ans, il n'a été interpellé «qu'une seule fois» et expulsé. «C'était l'an dernier, pendant le ramadan. Le jour même, je suis revenu !», rigole le jeune homme.

100 euros le passage

Il survit en coiffant les hommes sur le bord des routes ou en faisant du jardinage. Coût du passage entre Anjouan et Mayotte : 100 euros, une fortune pour les Comoriens, et un risque énorme. Chaque année, des kwassa-kwassa surchargés se retournent, emportant dans les fonds les femmes venues des hauts plateaux d'Anjouan, qui se noient faute de savoir nager. Les survivants accrochés à la coque récitent la prière des morts, les passeurs jettent les bébés par-dessus bord pour fuir devant la vedette de la police aux frontières qui les a repérés...

On estime à 150 par an le nombre de disparus entre les deux îles. «C'est à cause du visa de la mort, instauré en 1995 par Edouard Balladur, que nos cousins prennent ces risques, car ils savent qu'ils n'ont aucune chance d'obtenir l'autorisation légale», argue le socialiste Saïd Ahamidi. La préfecture assure que 9 000 titres de séjour ont été délivrés au 31 décembre dernier, preuve que le visa n'est pas impossible à obtenir. Mais les Anjouanais doivent se rendre à Moroni, sur l'île de Grande-Comore, où se trouve l'ambassade de France ; la traversée représente des mois de salaire. Ensuite, il faut attendre pour obtenir le précieux sésame.

Sur la plage d'Hamouro, les sinistrés du 27 octobre sont, pour la plupart, restés : «ça devient impossible de vivre ici», dit pourtant Houssen Toihalati qui ajoute, pensant à son lit, son matelas et ses valises partis en fumée : «Je suis prête à rentrer, mais il faut qu'on me rembourse avant.» Jeune célibataire, Ali Mohamed est plus radical : «Je suis prêt à reconstruire mon banga. Et la prochaine fois, je ne me laisserai pas faire.»

 

Les Comores, des îles cousines

C'est en 1841 qu'un sultan d'origine malgache cède Mayotte à la France. Au fil des années, Grande-Comore, Mohéli et Anjouan, les trois autres îles de l'archipel, passent sous le joug français.

En 1946, l'ensemble forme un territoire d'outre-mer.

Mais en 1974, les habitants de Grande-Comore, Mohéli et Anjouan votent pour la création des Comores, Etat indépendant, alors que la population de Mayotte préfère le maintien dans la France. Choix crucial pour l'avenir : Mayotte devient une collectivité départementale et fait figure d'eldorado dans cette zone de l'océan Indien.

Pendant ce temps, les coups d'Etat se succèdent aux Comores, une vingtaine en moins de trente ans, auxquels a pris part, à plusieurs reprises, le mercenaire français Bob Denard. Anjouan, d'où sont originaires les immigrés clandestins de Mayotte, a quant à elle cherché à se séparer à son tour des Comores et proclamé son indépendance en 1997.

Les séparatistes ont même demandé le rattachement à la France, en vain.


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