En février 2014, l'Assemblée nationale avait adopté une résolution visant à reconnaître la responsabilité de l'Etat dans l'exil forcé des enfants réunionnais. (Laurent Troude/Libération)
Karine Lebon, députée de la Réunion, va déposer une proposition une loi demandant que l’Etat dédommage les quelque 2 000 enfants envoyés en métropole. Le texte devrait être adopté.
Libération du 22 mars 2025
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
La France a fait du chemin, ces dix dernières années, pour reconnaître les préjudices subis par les «enfants de la Creuse». Mais elle n’a jamais franchi le cap des compensations financières. La députée réunionnaise Karine Lebon (divers gauche) entend y remédier en déposant, mercredi 26 mars, une proposition de loi prévoyant «l’attribution d’une allocation spécifique valant réparation pour les ex-mineurs transplantés». La raison ? Entre 1962 et 1984, plus de 2 000 petits Réunionnais relevant de l’aide sociale à l’enfance furent arrachés à leur famille pour être envoyés en métropole dans 83 départements, principalement dans la Creuse, et y être (pas toujours) adoptés.
La perspective de cette proposition de loi est une «bonne nouvelle» pour les anciennes victimes, qui espèrent toucher chacune entre 200 000 et 300 000 euros. «Ce serait le juste aboutissement de notre combat», commente Marie-Germaine Périgogne, présidente de la Fédération des enfants déracinés des départements et régions d’outre-mer, elle-même «déportée» en 1966, à l’âge de 3 ans. Mais les enfants de la Creuse risquent de déchanter… Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, il est évoqué une loi suisse de «réparation des abus» subis par des enfants placés, qui a permis d’attribuer aux victimes entre 20 000 et 25 000 euros. «C’est très peu pour une enfance brisée, reconnaît Karine Lebon, mais c’est tout de même mieux qu’un euro symbolique.»
A ce jour, la proposition loi ne précise pas de montant, qui sera établi si le texte est adopté. La députée est confiante, puisqu’elle a d’ores et déjà obtenu l’accord du ministre des Outre-Mer. Lors d’une réunion de la commission des lois en février dernier, Manuel Valls a ainsi déclaré : «Je soutiens votre proposition car je suis convaincu que les questions de mémoire sont essentielles. Nous serons au rendez-vous et nous travaillerons ensuite sur l’ensemble des dispositions.» L’examen de la proposition, «transpartisane», devrait intervenir en mai prochain.
«Une 2 CV rouge sillonnait les routes»
L’affaire des enfants de la Creuse a éclaté en 2002, lorsque Jean-Jacques Martial a demandé un milliard d’euros à l’Etat, coupable à ses yeux de l’avoir exilé, enfant, depuis la Réunion jusqu’en métropole. Sa plainte pour «enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation» a échoué, mais a eu le mérite de révéler au grand public ce scandale. Cette opération d’exil forcé, encouragée par le député Michel Debré, ancien Premier ministre de De Gaulle, avait un double objectif : la Réunion connaissait une misère extrême et battait des records de fécondité. En face, des départements ruraux, dont la Creuse, manquaient cruellement de main-d’œuvre. Les services sociaux mirent alors en place une machine terriblement efficace et inhumaine. «Beaucoup des enfants déracinés évoquent une 2 CV rouge qui sillonnait les routes», raconte aujourd’hui Marie-Germaine Périgogne. Des assistantes sociales promirent à des parents désemparés, souvent peu éduqués, d’envoyer leurs enfants «en séjour» en métropole pour y suivre des études ; des actes d’abandon furent paraphés par une simple empreinte de doigt ; le nom des enfants et même leur lieu de naissance furent changés une fois arrivés en métropole…
Certes, à la Réunion, de nombreux bambins vivaient dans la misère, ou subissaient des actes de violence. La mère de Marie-Germaine Périgogne se prostituait, le père de Jean-Philippe Jean-Marie, «transplanté» lui aussi en 1966, était en prison. Certes, plusieurs des enfants furent effectivement adoptés en métropole par des familles aimantes. Mais combien d’autres ont vécu l’enfer ? Jean-Jacques Martial relate dans son ouvrage Une enfance volée comment il a été violé par son père adoptif. Marie-Germaine Périgogne, elle, se cachait «sous la table» de la cuisine de sa première famille d’accueil, pour tenter d’échapper aux coups : «Le père me frappait avec un fouet, me tirait les cheveux, me giflait…» Plus tard, elle subit le racisme, puis des attouchements sexuels. Jean-Philippe Jean-Marie revient à son tour sur ses premières années en métropole : «J’étais la bonne à tout faire. A 11 ans, à 3 heures du matin, je travaillais à la pâtisserie…»
Devenu président de l’association Rasinn Anler, il s’est alors battu, avec l’aide de Marie-Germaine Périgogne, pour «dénoncer ce scandale d’Etat». En 2014, l’Assemblée nationale a adopté une résolution mémorielle affirmant que «l’Etat avait manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles». Deux ans plus tard, une commission d’experts a été nommée pour que «la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée». Des aides ponctuelles ont été accordées aux victimes pour financer un séjour à la Réunion, si elles souhaitaient retrouver leur famille biologique. Les compensations financières viendraient parachever ce long combat.
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