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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Vicky, sa femme et leurs deux enfants. (R.Philippon)

Vicky, sa femme et leurs deux enfants. (R.Philippon)

Depuis 2018, plus de 400 migrants ont fui le Sri-Lanka pour trouver asile dans l’île française. La plupart sont expulsés, une minorité tente de s’intégrer, alors qu’associations et avocats dénoncent les conditions de leur accueil.

Libération du 6 mars 2023
De notre correspondant Laurent DECLOITRE

Darshan (1) attend, déboussolé, dans un appartement de Saint-Denis, une valise à ses pieds. Le migrant sri-lankais d’une vingtaine d’années, arrivé à La Réunion le 8 février après 4500 kilomètres et trois semaines de traversée sur un petit bateau de pêcheur, a obtenu le droit de déposer une demande d’asile. Il y a quelques heures ce 15 février, il a donc été autorisé à quitter, avec sa tante et un autre compatriote, l’aéroport Roland-Garros. À La Réunion, c’est dans le sous-sol de l’aérogare que se situe effectivement la « zone d’attente », zone extraterritoriale où sont maintenus les boat-people qui débarquent sur le territoire français et veulent obtenir le statut de réfugié. L’État a quatre jours pour estimer le « bien-fondé » de leur demande, sans juger sur le fond. Les autorités peuvent prolonger leur rétention jusqu’à vingt jours, sur décision du juge des libertés et de la détention.
Dans un anglais hésitant, le jeune Tamoul nous affirme avoir été violé par «un officier de la police gouvernementale» du Sri Lanka. Les quinze autre boat-people qui avaient également fui leur pays, au Sud de l’Inde, n’ont, eux, pas convaincu l’Ofpra, l’office français de protection des réfugiés et apatrides, des risques qu’ils encouraient à rester chez eux. Après une heure de visioconférence avec les fonctionnaires en métropole, depuis une pièce exigüe de l’aéroport, ils ont été considérés comme de simples migrants économiques et expulsés le 18 février par avion.
Depuis mars 2018, onze navires de fortune, dont cinq ces sept derniers mois, ont débarqué sur les côtes du département français, avec à leur bord 466 personnes, majoritairement tamoules. Les Sri Lankais fuient un pays qui a vu s’opposer des années durant la minorité tamoule à la majorité cyngalaise. En 2009, la guerre civile a pris fin, mais les Tamouls, de religion hindouiste, se disent toujours oppressés par le régime bouddhiste. Une grave crise économique a en outre déclenché des manifestations montres l’an dernier, qui ont conduit à la fuite du président de la République, un ancien militaire. Depuis, le nouveau président, qui a décrété l’état d’urgence , mène une féroce répression envers ses opposants, cyngalais ou tamouls.
Avant 2018, les migrants tentaient leur chance en Australie ou Nouvelle-Zélande, mais depuis que ces deux pays ont durci leur politique migratoire, La Réunion est devenue une destination de secours. L’île française, où vit une importante communauté hindoue arrivée d’Inde après l’abolition de l’esclavage en 1848, constitue également une porte d’entrée pour l’Europe.
Darshan a désormais dix jours pour enregistrer sa demande d’asile à la préfecture. En attendant, il ne sait pas où dormir. «On les laisse devant l’aéroport, alors qu’ils ne parlent pas français, ne connaissent personne et n’ont pas un sou. C’est honteux», s’emporte Audrey Closse, présidente de l’association Réunion solidarité migrants. Aussi, les bénévoles se mobilisent-ils pour leur trouver un toit. Darshan restera ce soir chez Pallav, un autre Sri Lankais qui bénéficie du statut de réfugié et est titulaire d’une carte de séjour valable dix ans. Dans son appartement, où plusieurs hommes s’affairent à la cuisine, trône un poster de l’ancien leader du mouvement rebelle des Tigres tamouls.
Il est 20h30. Sharmila, la tante de Darshan, va dormir sur le canapé d’une bénévole de l’association. Audrey Closse se charge quant à elle du troisième migrant, perdu et silencieux, qu’elle emmène dans un autre appartement de Saint-Denis. «C’est du provisoire, des solutions qu’on trouve au jour le jour. On n’en peut plus, on est au bout de notre vie», soupire la militante, qui en profite pour distribuer des victuailles.
Quand leur demande d’asile sera enregistrée en préfecture, l’État est alors censé prendre en charge les migrants. Les loger, tout d’abord, dans un hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile (Huda). Leur assurer de quoi vivre, ensuite, en leur ouvrant un compte bancaire et leur versant une aide journalière… de 6,80 euros. Les aider, enfin, à préparer leur dossier et le déposer dans un délai de trois semaine à l’Ofpra, qui l’examinera cette fois sur le fond.
Mais voilà : tous les demandeurs d’asile ne bénéficient pas de cet accompagnement, pourtant réglementaire. Le 14 janvier, un autre navire a accosté à La Réunion, avec à son bord 69 migrants sri lankais ; 38 d’entre eux ont déjà été expulsés, 24 autorisés à déposer une demande d’asile. Alors qu’ils devraient être logés dans un Huda, ils sont aujourd’hui encore trimballés dans des logements de fortune. «Ils ont d’abord dormi dans la salle de l’association tamoule Tirouvalouvar, à Saint-Louis, raconte Rémi Mussard, directeur départemental du Secours catholique. Aujourd’hui, c’est une autre famille de la communauté qui les accueille sous sa véranda. On ne va pas pouvoir continuer longtemps comme cela !»
C’est que les places manquent en Huda. Il n’y avait aucune structure de ce type à La Réunion avant 2018, quand a accosté le premier navire en provenance du Sri Lanka. Dans l’urgence, la préfecture avait débloqué 62 lits, à Saint-Denis, avant de financer aujourd’hui 157 places. Il s’agit de T3 ou T4 dispersés dans des immeubles des différents bailleurs sociaux de l’île, que la Croix-Rouge met à disposition des demandeurs d’asile. «Mais nous sommes saturés, se désole Manon Héribert Laubriat, directrice du pôle Lutte contre les exclusions. Du coup, certains migrants, sans domiciliation, donc sans possibilité d’ouvrir un compte bancaire et de recevoir les aides, se retrouvent dans une zone de non droit.»
Pour les avocats Yannick Mardenalom et Ali Mihidoiri, en pointe dans les défense des migrants à La Réunion, «l’État ne se donne pas les moyens de faire respecter le droit, alors qu’il est évident que l’île est devenue une destination des Sri Lankais». Aussi réclament-ils depuis des mois l’ouverture d’un véritable centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), qui permet notamment de sanctuariser le nombre de places et les financements sur plusieurs années. Le budget 2023 du gouvernement prévoit justement la création de 5900 places d’hébergement pour les réfugiés et demandeurs d’asile en France, dont 900 en outre-mer. La préfecture étudierait actuellement la possibilité de transformer un ancien hôpital, à Saint-Paul, pour le transformer en centre d’hébergement, qui accueillerait aussi bien les migrants que les Réunionnais en situation de détresse.
En attendant, chacune des arrivées suscite des commentaires hostiles de très nombreux habitants, sur les ondes des radios ou sur les sites des quotidiens locaux : «Préfet, occupe domoun la Rényon na pwin lozman !» (Préfet, occupe-toi des Réunionnais qui n’ont pas de logement !) ou encore «Et ça continue pendant que les kréoles crèvent la faim !» Face à la pression populaire, le préfet a tenu une conférence de presse en janvier dernier. «La Réunion n’est pas victime d’une invasion migratoire : quelque 400 migrants pour 860 000 habitants», a d’abord rappelé Jérôme Filippini, qui veut pour autant envoyer un «signal fort» aux Sri Lankais : «Partir en bateau est dangereux et coûteux, avec l’assurance d’être renvoyé dans son pays dans 70% des cas !» Et de citer les chiffres suivants : en cinq ans, sur 400 migrants, seuls 120 ont été admis à faire une demande, et 40 seulement ont obtenu le droit d’asile. Au niveau national, le taux d’admission de l’Ofpra pour les demandeurs sri-lankais est du même ordre, s’établissant à 11,6% en 2021.
Samar, 26 ans, a fait les frais de cette fermeté. Le jeune homme avait versé 2000 dollars à un passeur pour fuir son pays en 2019. «Mon oncle était membre des Tigres tamouls, alors la police a arrêté ma mère pour vérifier si elle ne cachait pas des armes», raconte-t-il dans un «franglais» assez fluide. La cour nationale du droit d’asile ayant rejeté son recours après le refus de l’Ofpra, il a reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Pourtant, depuis trois ans, il travaille, au noir, comme livreur de légumes et de fruits, et suit, en auditeur libre, une licence de maths à l’université. Son seul espoir ? Comme partout en France, les OQTF sont en réalité rarement exécutées par les préfectures. « Il est plus simple pour les pouvoirs publics d’expulser les migrants déboutés encore retenus en zone d’attente, plutôt que de courir après quelques individus disséminés dans la nature », commente, désabusée, une militante associative. Effectivement, du côté de la préfecture, on invoque « l’organisation logistique très lourde » et « une mobilisation importante des forces de l’ordre de sécurité par rapport aux capacités disponibles localement ». Quelque soixante migrants sri-lankais recensés par la préfecture comme devant quitter le territoire ne devraient donc pas être inquiétés ; mais ils vont devenir des clandestins, un statut qui empêche évidemment une bonne intégration.

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Vicky a eu plus de chance et a obtenu, lui, le statut de réfugié et une carte de séjour. À l’âge de 17 ans, il a dû fuir son village car les Tigres tamouls voulaient l’enrôler de force. Il se réfugia dans un ashram isolé, géré par des prêtres, puis dans une mission catholique, avant d’immigrer en Malaisie et enfin en Indonésie. C’est de là qu’il prit le bateau. «Je pensais aller en Nouvelle-Zélande, mais on m’a débarqué à La Réunion, en 2019, après 17 jours en mer», confie-t-il. Aujourd’hui, il est père d’un petit garçon, né à La Réunion, et d’une fille, Disniya, 6 ans, qui a effectué le voyage avec lui. La fillette a depuis appris le français et s’est fait «plein d’amis à l’école».
Un exemple d’intégration réussie qui n’empêche pas la France de chercher avant tout à «prévenir les départs illégaux de migrants». Le préfet de La Réunion a ainsi invité une délégation sri-lankaise en novembre dernier. Depuis, les refoulés sont attendus de pied ferme par les autorités du pays ; le mois dernier, la marine nationale sri lankaise a diffusé leur photo et les a remis au département des enquêtes criminelles «pour poursuites judiciaires».
Pour autant, le flux ne va pas se tarir immédiatement, d’autant plus que les pays concernés par cette crise ne jouent pas tous le jeu. Début février, un bateau sri lankais a été secouru et même ravitaillé par l’île Maurice, qui l’a ensuite laissé repartir vers le département français distant de 230 kilomètres. Maurice n’a pas signé la convention de Genève de 1951, selon laquelle un pays qui accueille des réfugiés doit, soit les accepter, soit les refouler, mais vers leur pays d’origine, pas vers un pays tiers. Plus surprenant encore : de nombreux boat-people ont fait escale sur l’atoll de Diego Garcia, à mi-chemin entre le Sri Lanka et La Réunion. Cette île minuscule, revendiquée par Maurice, est anglaise et abrite une base militaire américaine. Des migrants ont été retenus des mois durant sur ce territoire britannique de l’océan Indien, au statut spécifique. Là encore, les autorités ont finalement donné de l’eau, de la nourriture, du gasoil, pour leur permettre de reprendre la mer et de se diriger… vers La Réunion. C’est ce qu’a vécu Anjali, 25 ans, après dix-sept mois passés à Diego, «à ne rien faire de la journée». Le migrant pensait être envoyé en Grande-Bretagne. «Je leur faisais confiance, mais quand on a débarqué, on était à La Réunion !», confie-t-il aujourd’hui, en attente d’une décision de l’Ofpra. Le préfet le reconnaît sans détour : «Les échanges d’information avec les Anglais et les Américains ne sont pas fluides ni complètement satisfaisants.»

(1) Tous les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

 

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