Le maire de Saint-Benoît, sous-préfecture de La Réunion, accuse la communauté mahoraise, logée dans les HLM, d’être la cause de l’insécurité récurrente. Une déclaration qui remet en cause le «bien vivre» réunionnais.
Libération du 5 février 2022
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Photos : Bastien DOUDAINE
Des cartouches de 14, pour «le petit gibier», mais qui «peuvent tuer»… Sylvain (1), tatoué sur l’ensemble du corps, nous montre ses munitions avec forfanterie. Cet habitant de Bras-Fusil, un quartier populaire de Saint-Benoît, assure s’en être servi lors des dernières émeutes, qui ont débuté le 22 janvier. «Pour ramener le calme», il a récupéré son fusil, enveloppé dans un sac plastique et enterré dans un terrain familial. «Les fourgons de flics attendaient à la queue leu leu… Mais on n’est pas au défilé du 14 juillet ! Moi, je me fais respecter des Mahorais !»
Une nuit, les bagarres entre jeunes ont fait deux blessés graves : un adolescent a été hospitalisé, victime d’un traumatisme crânien et d’un poumon perforé et un septuagénaire a dû être opéré de la mâchoire. Durant ces cinq jours consécutifs d’émeutes, huit personnes ont été interpellées, dont des mineurs, toutes relâchées faute de preuves.
«Difficultés d’intégration»
Les violences, récurrentes dans cette commune de 40 000 habitants, qui compte un tiers de logements sociaux, ont fait exploser le maire Patrice Selly (sans étiquette). L’édile n’a pas hésité à comparer les délinquants à des «meutes de chiens», issus «de la communauté mahoraise et comorienne», faisant le lien entre «les quartiers ghettos» et l’insécurité. Selon lui, «ces familles vivent avec des difficultés d’intégration, des modèles sociaux et familiaux différents». Et d’évoquer «une démission parentale totale», avec des enfants de 12 ans dans la rue jusqu’à 2 heures du matin.
Une professionnelle de l’aide sociale à l’enfance confirme. «Je vois souvent de jeunes Mahorais dehors, alors qu’il y a école. Ils s’adonnent au trafic de vélos et de scooters, assure la travailleuse sociale qui a souhaité rester anonyme. Quand je vais là-bas, je ne prends pas la voiture du bureau, sinon je me fais caillasser.» Assis sur un muret en train de fumer, Joseph Clain est «d’accord à 200 %» avec son maire. Le sexagénaire, conducteur d’engin, a demandé à son bailleur social de déménager : «Je n’en peux plus du désordre jusqu’à 1h30 du matin. Mes petits-enfants n’osent même plus venir me voir.» L’homme, entre deux toux rauques, met également en cause les Mahorais, qui lui auraient cassé la mâchoire il y a quatre mois. «Un bèzman gratuy» (une agression gratuite, en créole) à laquelle l’homme a répondu par des coups de machette…
«Immigration subie»
Pourquoi cette stigmatisation, alors que les Mahorais représentent, selon l’Insee, moins de 1 % de la population réunionnaise, soit entre 7 et 10 000 personnes ? L’historien Wilfrid Bertile tente une explication : ces citoyens français, reconnaissables à leur tenue, à leur langue – le shimaoré –, à leurs traditions, bref à leur culture, seraient «une minorité visible». L’auteur de l’étude «Les Mahorais à La Réunion, une “immigration subie” de Français en France», évoque «leur concentration dans des quartiers en difficulté, où se développe un habitat en grappe et communautariste». Effectivement, dans certains immeubles, les bailleurs sociaux comptabilisent, officieusement, jusqu’à «70 % de Mahorais et de Comoriens».
En quoi cette concentration pose-t-elle problème ? «Il faut arrêter avec les clichés. Nous sommes toujours bien reçues ici», assurent deux travailleuses sociales à l’association Frédéric Levavasseur. Les deux jeunes femmes sortent tout juste d’Hermès, un groupe d’immeubles surnommé «prison break» par les habitants de Bras-Fusil, en raison des coursives extérieures qui rappellent le centre de détention de la série télé. Leyla, débardeur court, longues tresses noires, évoque elle aussi un faux procès. En licence d’espagnol, la Mahoraise de 19 ans en veut au maire d’avoir stigmatisé sa communauté : «Le dimanche des municipales, il a envoyé quelqu’un nous réveiller à 8 heures pour aller voter. Maintenant qu’il n’a plus besoin de nous, il nous accuse !» L’étudiante vit avec sa mère et huit frères et sœurs dans un logement social, un T4. Un des papas les a quittés, l’autre vit encore à Mayotte.
«Nos hommes sont rarement là pour l’éducation»
Des mères devant élever seules leurs enfants, on en croise beaucoup dans le quartier. C’est le cas d’Echadi, qui sort de la pharmacie : trois enfants en métropole, quatre à La Réunion, deux pères et pas d’homme dans son T4. Ou de Fatima, trois enfants nés de deux pères également, qui rappelle avec humour : «Nos hommes sont rarement là pour l’éducation, on les attend plutôt au lit.» Les jeunes jouent souvent dehors, fuyant leur appartement exigu. Certains locataires organisent même le traditionnel «voulé» (barbecue) dans les parkings. «Où voulez-vous qu’on aille ? Il n’y a aucun endroit ici, à part un parc à moitié envahi par la jungle», justifie Fatima Assoumani-Vitta, présidente de l’association Nouroulidjanati Madania, qui vient en soutien à sa communauté.
«Accusations simplistes et xénophobes»
Ce matin, le vent d’un cyclone qui approche soulève les boubous multicolores de deux Mahoraises, hilares. Le quartier est paisible, arboré, avec des immeubles de quelques étages seulement ; rien à voir avec les cités bétonnées et les tours des banlieues parisiennes. Abdu Diouf, arrivé de Mayotte il y a trois mois, écrase du piment et du curcuma dans un récipient en bois, posé à même le goudron. Il prépare un plat au mérou, le kakamoukou. Les femmes ont transporté des fauteuils, le bébé dans les bras, sur l’esplanade bitumée de l’immeuble Arès. «On n’a aucun problème avec les Créoles, on parle bien avec nos voisins, ils sont gentils», témoignent-elles.
Les propos de Patrice Selly ont fait réagir les Réunionnais. Huguette Bello, présidente LFI du conseil régional, a dénoncé des «accusations simplistes et xénophobes», qui ne font «qu’attiser la haine à travers la stigmatisation de boucs émissaires», et «menacent notre précieux vivre-ensemble réunionnais». Dans un communiqué, le Parti de gauche estime que le maire aurait «dû simplement dire que certains administrés étaient à l’origine de violences. La communauté mahoraise ne peut être tenue responsable des problèmes économiques et sociaux de sa ville». A la SHLMR, un des plus gros logeurs du département, Arash Khalatbari, directeur de l’action sociale, juge lui-aussi que les causes du mal-être ne sont pas culturelles : «Les HLM sont conçus pour des personnes à bas revenus. C’est la concentration de vulnérabilité sociale qui peut éventuellement provoquer des incivilités, pas l’origine de telle ou telle communauté.»
Depuis les événements, le maire a promis le recrutement de médiateurs de nuit, le préfet et le commandant de gendarmerie de La Réunion se sont déplacés, assurant que Bras-Fusil n’était pas une «zone de non droit». Pour sa part, Muriel Maillot, responsable de l’association bénédictine pour le développement de l’économie sociale et solidaire (Abdess), incontournable dans le quartier, a recruté une adulte relais… d’origine mahoraise. Selon la professionnelle, «cela facilite énormément les choses».
(1) Le prénom a été changé
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