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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Toutes les communautés de La Réunion se retrouvent sur les terrains de pétanque. (P.Marchal)

Toutes les communautés de La Réunion se retrouvent sur les terrains de pétanque. (P.Marchal)

Malgré le Covid et le couvre-feu, les boules roulent souvent tard la nuit à La Réunion. Une pratique qui, sous la chaleur tropicale, rassemble toutes les communautés de l’océan Indien.

Laurent DECLOITRE, Libération du 26 février 2021

A l’ombre sablonneuse des filaos décharnés des plages de l’ouest, ou sur des sols plus durs, couverts de scories basaltiques, les boulistes réunionnais tracent le rond. A Grande-Montée, un quartier à l’est de Saint-Denis, les amateurs ont aménagé un boulodrome de fortune où ils font «pèt son guèl» («tirent», en créole) lorsque la boule de l’adversaire flirte avec «le biberon», la bille qu’il faut approcher. Des chaises en plastique cernent l’arène, où sont régulièrement organisées des «batay kok», combats de coqs donnant lieu à des paris.

Les parties de pétanque peuvent aussi être intéressées, comme au Barachois, le front de mer emblématique du chef-lieu, avec des mises de 5 euros, voire 20 euros. «Faut pas avoir la tremblade au moment de tirer», sourit Rosbaud, qui joue avec des boules plutôt légères, de 670 grammes. Arrivés à 13 points, la fin de la mène, les billets s’échangent discrètement. Aussi, lorsque Fish voit sa boule «noyée» – le joueur a manqué son tir – s’emporte-t-il contre le journaliste qui le distrait… Loup, grand gaillard, réclame, lui, une bière pour «le spectacle offert». Avec son bras tordu, le brancardier fait mouche à chaque coup, faisant souvent «le beau», comprendre un carreau : sa boule éjecte celle de son adversaire en prenant sa place. Le boulodrome retentit des tintements métalliques qui remplissent de fierté leur auteur. Loup et son partenaire, Jean-Claude, 73 ans, remportent deux parties d’affilée, soit 10 euros de gain chacun. De quoi se désaltérer dans un des «camions-bars» qui jouxtent le boulodrome, food-trucks aux couleurs vives ouverts sept jours sur sept.

Le bras qui «ressemble à une trompe d’éléphant»

Les pétanquistes sont nombreux sur l’île, 2 500 licenciés dans 80 clubs. Une passion qui remonte aux années 40. Les marins, débarquant dans l’unique port, apprenaient aux dockers à jouer avec des boules de métal extirpées des entrailles de l’ancien chemin de fer. Pour autant, les Réunionnais ne sont pas de grands champions. Certes, ils montent parfois sur les marches du podium national, comme Jean-François Maillot, médaille d’argent, qui joue depuis l’âge de 14 ans… en silence. «Je ne parle jamais avec mon partenaire. On se regarde, on se comprend, on sait si on doit pointer ou tirer.» Shane, un Réunionnais d’origine malgache, ne peut s’empêcher de sourire. «Les champions de La Réunion ont le niveau des gamins de 14 ans qui jouent dans les rues de Madagascar», se moque-t-il, rappelant que les Malgaches gagnent régulièrement le championnat du monde…

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Jusque tard dans la nuit, les parties de boules s'enchainent à La Réunion. (PMarchal)

Ce n’est pourtant pas faute de jouer et s’entraîner jusque tard dans la nuit. Sous les racines aériennes d’un énorme banian, une espèce de ficus qui borde le boulodrome de Champ-Fleuri, au cœur de Saint-Denis, Yassin patiente. Il n’est que 19 heures, un peu tôt pour dégainer. La pétanque, le passionné la pratique de nuit, entre 21 heures et… 3 heures du matin. «Quand je rentre chez moi, je prends une douche, puis l’ambulance m’emmène à l’hôpital pour ma dialyse. Je reviens à 11 heures et là, je fais une sieste», raconte celui qui attend une greffe de rein depuis neuf ans. Un état de santé précaire qui ne l’empêche pas de passer des heures debout sur le gravier de basalte, deux kilos d’acier dans les mains. Même si, en cette période de saison des pluies, la météo l’oblige «depuis une semaine» à remiser plus tôt les trois boules dans leur étui de cuir.

Iqbal, un Mauricien installé à La Réunion depuis dix ans, se résigne lui aussi. «La nuit, on est tranquille, personne ne vient nous embêter», justifie-t-il. Le mécanicien, marié à une Réunionnaise, a franchi les 230 km qui séparent son île natale du département d’outre-mer par amour de la pétanque. «Ici, c’est plus vivant, plus joyeux.» Une sirène l’interrompt. Gilbert, dont le bras, au moment de tirer, «ressemble à une trompe d’éléphant», appuie sur un bouton fixé à un poteau. C’est reparti pour vingt minutes de lumière.

La pétanque, un art... (P.Marchal)

Ce dimanche soir, malgré l’épidémie de Covid et l’interdiction des compétitions sportives, des dizaines de joueurs lancent le cochonnet, sans masque pour la plupart. Le président du comité régional, Dominique Hoarau, recommande pourtant le respect des règles sanitaires. Et depuis le 24 février, les nocturnes sont supprimées, pour cause de couvre-feu généralisé à 22 heures. Pas grave, Hachim viendra plus tôt. Le quinquagénaire a grandi à Madagascar, a été champion d’Istres, en métropole, et s’enorgueillit de posséder «37 coupes». Trois fois par semaine, pour leur apprendre à jouer, il emmène les membres de sa famille sur le boulodrome. Les femmes, qui portent le traditionnel rida, un pantalon coloré et une tunique ample qui couvre la tête, rigolent lorsqu’elles réussissent «le coup du sorcier» : leur boule s’est arrêtée tout contre le biberon bleu-blanc-rouge. «Il y a deux-trois ans, jamais des femmes voilées n’auraient osé jouer ici», se félicite un habitué. La famille d’Hachim, musulmane, appartient aux communautés chiites des Bohras et des Kodjas.

Parties joyeuses ou mènes sérieuses, les joueurs se côtoient, se saluent. Un vendeur propose des «pistaches», 2 euros le cornet, cacahuètes cultivées au Tampon dans le centre de l’île. «FH-678-LM !» Caro, serré dans son jean, interpelle les joueurs… par la plaque d’immatriculation de leur voiture. Le bouliste dit connaître par cœur des milliers de combinaisons chiffrées et réclame un reportage entre deux lancers. Mais trop tard : 13 à 10, la partie est terminée.

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