De notre correspondant à La Réunion, Laurent DECLOITRE
Libération du 15 mai 2020
Les pouvoirs publics peinent à organiser la gestion des corps des défunts, potentiellement contaminés par le Covid-19.
Son corps a été manipulé, sans housse de protection, par les salariés de la Société de transport posthume de Mayotte (STPM), et sans doute embrassé par sa famille le 17 avril dernier à Mamoudzou, le chef-lieu du département d’outre-mer. Or la défunte, décédée à l’hôpital, était hautement contagieuse, puisque contaminée par le Covid 19. Ni la morgue, ni les proches n’avaient été avertis de son état. Pour Christian Patrimonio, l’avocat qui représente la STPM, ses clients auraient subi « une exposition médicalement avérée au risque de contamination ». Le certificat de décès énonçait qu’il n’y avait « pas lieu de mise en bière immédiate », comme l’exigent pourtant les mesures nationales en cette période d’épidémie. Il a fallu un second document pour que la nécessité d’un cercueil hermétique soit reconnue, afin d’acheminer le corps en métropole où la défunte souhaitait être enterrée. Les plaignants ont déposé une requête contre l’Agence régionale de santé et le préfet de Mayotte, qui n’auraient pas pris les mesures adaptées à l’épidémie. Le département, en zone rouge, est le seul de France à être encore soumis au confinement de sa population (voir Libération du 14 mai). Le tribunal administratif ayant rejeté la requête, le Conseil d’Etat a été saisi en appel.
L’affaire met en lumière la difficulté des pouvoirs publics à organiser la gestion des dépouilles, alors que l’Insee enregistre une hausse des décès de 40% en mars par rapport à la même période en 2019. Dans un territoire où 90% de la population est de confession musulmane, les rites d’enterrement compliquent encore la tâche. La loi d’urgence sanitaire impose la mise en bière (dans un cercueil) et interdit le toilettage des corps. Or à Mayotte, les familles récupèrent la dépouille dans les heures qui suivent la mort, lavent le corps, l’enveloppent dans un simple linceul et l’enterrent. « C’est très compliqué à expliquer aux familles, reconnaît Christophe Blanchard, directeur des affaires générales du Centre hospitalier de Mayotte. L’usage du cercueil est quasi inexistant ici ». Des attroupements se sont formés à plusieurs reprises, lorsque la morgue s’est présentée au domicile des familles pour récupérer les corps.
Même si les dignitaires religieux ont officiellement recommandé aux fidèles d’adapter leur pratique, les gestes barrières ne sont toujours pas appliqués. Assani Abdou, président de la mosquée de Mkafeni, à Tsingoni, sur la côte est de Mayotte, assure certes que les employés recourent désormais « à un petit tractopelle » pour les enterrements, au lieu de creuser à la main. Mais il admet qu’il y a toujours « beaucoup de monde » et que les corps sont simplement enveloppés, sans la protection d’un cercueil…
Le coût est aussi un obstacle : comment faire accepter aux 84% d’habitants vivant en dessous du seuil de pauvreté de débourser désormais entre 1500 et 3000 euros pour un cercueil, qu’ils considèrent comme inutile ? Estelle Youssoufa, présidente du Collectif des citoyens de Mayotte, balaie ces arguments ; selon elle, il faut appliquer la loi française, un point c’est tout. « Les hauts fonctionnaires de passage à Mayotte récitent les poncifs de pseudo spécificité locale pour masquer leur incurie », accuse-t-elle. La militante ultranationaliste demande que l’Etat prenne en charge le prix des cercueils : « Quand on trouve 2 millions d’euros pour l’aide alimentaire aux Comoriens en situation irrégulière, on ne peut faire preuve de radinerie face aux familles endeuillées »…
Le conseil d'Etat a finalement rejeté la requête des plaignants, jugeant que la gestion de l'ARS ne présentait aucune carence. Le Collectif a décidé de saisir la Cour européenne de justice.
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