Confinés de fait toute l’année, les habitants du cirque de Mafate, difficilement accessible, redoutent les visiteurs qui pourraient les contaminer. Mais ils dépendent grandement de l’aide extérieure.
De notre correspondant Laurent DECLOITRE, Libération du 16 avril 2020
Téléphone portable à la main, suivie d’un chaton gris qui croit à un jeu, une femme surgit pour chasser l’intrus. « Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’avez pas le droit, partez ! », me lance la Mafataise. Arrivé à l’îlet des Orangers, hameau de 38 familles accessible après 12 km de 4x4 et 3h de marche, j’invoque mon statut de journaliste. « Et alors, vous pouvez être malade », rétorque-t-elle à raison… Je brandis mon gel hydro-alcoolique, décris les couches en tissu de mon masque « alternatif » et prouve que je respecte les règles de distance. La dame en short rose se calme, justifie son intervention. « Il ne faut pas que les gens de l’extérieur nous apportent le virus ! La semaine dernière, j’ai appelé les gendarmes car des touristes voulaient camper ici », raconte-t-elle. Alors que La Réunion compte 376 personnes contaminées par le Covid-19, les quelque 900 habitants du cirque de Mafate, un enchevêtrement montagneux au centre de l’île, sans aucune route d’accès, confinés de fait 365 jours sur 365, se pensent encore à l’abri de l’épidémie. Et veulent préserver leur santé, coûte que coûte.
En contrebas de la « place » herbeuse du hameau, d’où émerge la petite église, France-May est tout aussi véhémente. M’apercevant sur le sentier escarpé, la cantinière de l’école des Orangers s’arrête de ramasser épis de maïs et « lianes marronnes » destinées à ses quatre cochons noirs. « Le virus se cache dans vos vêtements et s’échappe sous les rochers. Vous allez nous transmettre le corona », m’accuse-t-elle en créole. Face à des touristes anglais, qui eux-aussi n’ont pas respecté le confinement il y a quelques jours, France-May s’est carrément emparée d’un bâton pour les faire déguerpir. « Mais je ne les ai pas frappés »… Je m’en sors indemne avec la promesse d’être prudent…
En temps normal, le cirque, avec ses gorges et torrents, ses pitons et remparts de plus de 1000m de hauteur, accueille 100 000 randonneurs par an. Mais depuis trois semaines, tous les gîtes des neuf villages que compte cette cuvette de 100 km2 sont fermés. Une seule des huit structures des Orangers accepte, « en misouk » (discrètement) de m’héberger pour la nuit. Peine perdue, la propriétaire se voit reprocher son sens de l’hospitalité, et des affaires, par les autres habitants. « On n’a pas envie de tomber malade et de devoir se soigner dans les « bas », où on mourra, tout seul à l’hôpital », dramatise une voisine, un masque sur le visage. A l’épicerie en tôle plantée sur un escarpement rocheux, Yoland Louise, le gérant, m’interdit même de m’asseoir sur les chaises jaunes de sa terrasse. « Sinon les gens vont m’accuser de laisser entrer le virus », s’excuse-t-il, penaud. Ses affaires sont au point mort, plus aucun client ou presque. « Vous savez si j’ai droit à l’aide promise par le Président Macron ? », s’inquiète-t-il alors que je casse la croûte à même le sol.
En cette troisième semaine de confinement à La Réunion, l’économie du cirque s’est effondrée. Un quart des habitants vit du tourisme, qui génère un chiffre d’affaire d’environ 5 millions d’euros par an, selon le bureau d’étude Altéa. Les autres ? Les plus chanceux bénéficient d’un contrat précaire auprès de l’ONF, qui entretient les sentiers de randonnée, ou du rectorat, pour les écoles. Plus de la moitié des Mafatais est au chômage ; au moins un membre de la famille bénéficie des transferts sociaux, dont le RSA.
Certes, tous « grattent la terre », comme on dit en créole pour cultiver leur lopin de terre. Et tous ou presque élèvent des canards et des poules. Mais ce mode vie autarcique a ses limites. Les habitants descendent plusieurs fois par an faire des courses dans les supermarchés du littoral. Huile, sucre, riz… Il faut sortir à pied du cirque, louer les services d’un taxiteur au volant d’un 4x4, prendre le bus, puis payer au minimum 230 euros l’hélicoptère pour faire déposer les victuailles sur son îlet, dans un big bag de 700 kilos. Aujourd’hui, l’argent manque. Alors Mafate Hélicoptère a acheminé des colis alimentaires, grâce au soutien du fan-club PSG Réunion. Et le centre d’action sociale de Saint-Paul, l’une des deux communes dont dépendent les îlets du cirque, a affrété la semaine dernière la compagnie Hélilagon. « Les Mafatais sont des durs à cuire, habitués à vivre isolés, tempère Audrey Fontaine, l’élue déléguée aux affaires sociales. On ne reproduira pas cette opération exceptionnelle toutes les semaines »…
Dès que les colis touchent le sol, Jérôme Louise, mains gantées, les pulvérise avec une mixture de sa composition : eau de Javel et vinaigre blanc. Je ferme les yeux lorsque l’employé municipal, titulaire d’un CDI précise-t-il, m’asperge moi aussi avant de m’accueillir dans son jardin. Mon carnet de notes est détrempé par la mesure de précaution… Chargé d’entretenir les tuyaux d’adduction qui captent l’eau d’une source, Jérôme a vécu seize ans en métropole. Le chômage et des démêlées avec les forces de l’ordre l’ont conduit à revenir à Mafate, près de sa famille. Aujourd’hui, c’est lui qui distribue aux autres habitants les couches pour bébé acheminées par une association.
Gertrude Hoarau, 67 ans, croisée sur un sentier de l’îlet des Lataniers, un plateau coincé entre deux gorges, à 1h30 de marche des Orangers, apprécie. « Je n’avais plus de lait pour boire grand matin », sourit la diabétique de 67 ans sous son chapeau de paille. Ce matin, elle a décidé de planter des graines de concombre, pour « gagner des légumes frais ». Sa voisine, Géraldine Cerneaux lance elle-aussi un « merci Seigneur » pour le colis alimentaire. La Mafataise vit seule avec son fils, se débrouillant avec les 600 euros des Assedic et les 100 euros de la CAF. « En boites de conserve, je peux tenir jusqu’à décembre maintenant ! » Quand Géraldine est dans le besoin, elle compte sur ses treize frères et sœurs, dont une partie habite en temps normal dans les bas. Revenus pour les vacances, ils sont bloqués dans leur village natal et l’aident à ramasser du bois pour la cuisson du cari poulet.
Herville Louise, lui, n’a pas quitté Mafate « depuis quatre mois et demi ». Le jovial quadragénaire n’a pas peur de m’offrir un café : « La vie serait trop triste si cette épidémie nous en empêchait ». Faute de frigo, le chômeur a remisé les produits frais du colis dans son congélateur. Son installation photovoltaïque est si vieille qu’elle ne produit pas assez d’électricité : Herville doit tout débrancher s’il veut regarder la télé.
Malgré ces difficultés, le cirque diffuse une tranquille impression de bien-être. Un arroseur automatique irrigue un champ de petits pois, un coq chante, enroué, une radio diffuse un morceau de raga derrière un bosquet de bananiers. « On voit bien à la télé que le monde va mal, commente Roselyne Louise, jeune maman, aux ongles peints, aux mains décorées de henné. Mais ici, la vie continue, presque normale ».
Chaque semaine, une infirmière est déposée en hélico, qui sillonne le cirque au chevet des habitants, tout comme un médecin, qui donne des consultations deux demi-journées. A ce jour, pas de malade du Covid-19. En revanche, le facteur, qui parcourt des centaines de kilomètres à pied dans l’enclave montagneuse, ne passe plus. Comme ici personne ne dispose de boite aux lettres, la Poste aurait demandé au préposé de déposer le courrier « par terre », devant les portillons en bois qui clôturent les jardins. « Mais ça ne se fait pas », s’indigne Christelle Hoareau, l’épouse du facteur, qui travaille désormais trois jours par semaine sur le littoral.
La petite école des Orangers est également fermée. L’unique institutrice est repartie chez elle, à l’Entre-Deux, et assure tant bien que mal la continuité pédagogique. « J’envoie des liens et des consignes sur le téléphone portable de mes dix parents, explique Agnès Pardini. Et on travaille via Messenger ». Evabella, 5 ans, ne se fait pas prier pour chanter devant moi et enregistrer sur le téléphone « Une souris verte ». Le fichier audio est ensuite envoyé à l’enseignante. Les devoirs écrits ? « Elle compose sur son cahier, je prends la feuille en photo et je partage », sourit Alexina Louise, la maman par ailleurs médiatrice du Parc national.
Mais la 3G fonctionne mal, et les parents ne disposent pas tous d’un forfait illimité. La semaine dernière, Agnès Pardini a fait ouvrir l’école pour que ces derniers puissent récupérer des feuilles de papier et l’agenda de leur enfant. Certains ont dû marcher une heure et demie en montée, pour s’y rendre. Comme le reste de l’année, en temps normal…
Malgré le confinement, qu’ils doivent eux-aussi respecter, les Mafatais, de fait, continuent de se déplacer d’îlet en îlet. « Je reconnais de loin le bruit des moteurs d’hélicoptères, se rengorge un habitant. Si c’est l’appareil des gendarmes, je me cache ! » Un autre est descendu la veille en ville, pour récupérer une balle de riz de 10 kilos, qu’il ramènera sur son dos. Une jeune femme, qui recherche du travail dans la restauration, une bouteille de bière à la main, confie que le lendemain, elle part « faire la surprise » à sa mère, pour son anniversaire… Dans ces conditions, Mafate échappera-t-il à l’épidémie ? En 2005 et 2006, le cirque n’avait pas été épargné par l’épidémie de chikungunya, qui avait touché 240 000 Réunionnais. Il avait suffi qu’une personne infectée dans les bas remonte et se fasse piquer par un moustique présent dans le cirque…
Laurent DECLOITRE
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