Alors que le débat sur les soins prodigués aux migrants divise en métropole, à La Réunion, l’hôpital prend en charge les enfants de Comoriens vivant en situation irrégulière à Mayotte. Arrivés seuls, les mineurs restent des années, parfois ad vitam aeternam, loin de leur pays.
De notre correspondant à La Réunion, Laurent DECLOITRE, envoyé spécial à Mayotte, Libération du 27 décembre 2019
Raslani M’Madi reverra-t-elle un jour son enfant ? A 17 ans, la jeune Comorienne, gravement malade, a dû abandonner le petit Hilyan. Son seul espoir de survie était de gagner l’île de Mayotte située à 70 km de l’archipel des Comores. En 2017, Raslani traverse donc le bras de mer qui sépare son pays du département français. « Je n’ai pas emmené bébé, car le kwassa-kwassa est trop dangereux », se justifie Raslani dans un français hésitant, timide sous son foulard rouge. Chaque année, des dizaines de boat-people meurent noyés dans l’océan Indien en tentant cette traversée en barque à moteur.
A Mayotte, vu son état, les médecins ne peuvent rien faire pour l’immigrée clandestine et diligentent en urgence son « évasan » (évacuation sanitaire) jusqu’à La Réunion. Ils sont un millier, dont 350 mineurs, à prendre tous les ans le vol Dzaoudzi/Saint-Denis d’Air Austral, payé par la caisse de sécurité sociale, pour se faire soigner. Des Mahorais, mais surtout des Comoriens, la plupart du temps sans papier comme Raslani.
Cette dernière, aujourd’hui dans l’attente d’une greffe du rein, est dialysée trois fois par semaine. Elle vit seule dans un studio de Saint-Denis, le chef-lieu de La Réunion, sans machine à laver ni four ; le loyer est pris en charge par le Centre d’hébergement et de réinsertion sociale Pierre Morange, structure financée par l’Etat. Ne bénéficiant que d’un titre de séjour provisoire, Raslani ne peut s’inscrire au pôle Emploi ni percevoir le RSA. Elle bénéficie de tickets-services pour ses courses et est aidée par une assistante sociale.
A vie à La Réunion
Une fois par semaine, la migrante peut téléphoner aux Comores et prendre des nouvelles de son fils, qu’elle n’a pas vu depuis deux ans. « Il me manque tellement », confie-t-elle, espérant un jour le faire venir… Car Raslani, elle, ne pourra jamais repartir. « Renvoyer un patient greffé aux Comores, c’est le condamner à mort, assène Olivier Dunand, chef du service néphrologie pédiatrique au Centre hospitalier universitaire de Saint-Denis (CHU). On doit suivre à vie un traitement immuno-dépresseur, ce qui n’est pas possible là-bas ». Et de citer les exemples de Bahati arrivée à l’âge de 7 ans, 12 ans aujourd’hui ; de Djalal*, arrivé à l’âge de 9 ans, 15 ans aujourd’hui, qui n’ont jamais revu leur famille. Car la moitié des 350 mineurs évasanés débarque seul, sans aucun proche pour les accompagner.
Bien qu’étrangers et en situation irrégulière, leurs parents ont en principe le droit de les suivre, sans avoir à payer le billet d’avion. Confirmation, depuis Mamoudzou, de Ludovic Iché, responsable de la cellule Evasan au centre hospitalier de Mayotte (CHM) : « La préfecture ne nous met pas de bâton dans les roues ; si on en fait la demande, elle délivre un laisser-passer sanitaire au parent, même s’il est clandestin ». A La Réunion, Yves Réguerre, chef du service d’oncologie pédiatrique au CHU, est moins optimiste. « Les laisser-passer sont attribués au cas par cas, au bon vouloir des autorités, de façon opaque, assure le médecin. En staff, on passe la moitié de notre temps à tenter de régler ces situations au lieu de nous consacrer à notre métier».
Expulsés malgré l’avis des médecins
L’histoire d’Ali Mbae Mahoumoud semble lui donner raison. L’an dernier, le père de famille quitte les Comores en kwassa avec son fils, Kassim, alors âgé de deux ans, qui se mourait, laissant sur place sa fille et son épouse. Les médecins du CHM diagnostiquent un cancer et évacuent l’enfant à La Réunion. Ali raconte la suite, depuis le bidonville de Bonovo, dans la banlieue de Mamoudzou : « J’étais parti en catastrophe, alors je suis rentré aux Comores pour mettre en ordre mes affaires. Puis je suis revenu à Mayotte, où c’est plus facile de garder le contact avec mon fils ». Alors qu’il a rendez-vous avec Médecins du Monde, le clandestin est contrôlé au rond-point du Baobab et conduit au Centre de rétention administrative. Ali a sur lui deux certificats médicaux, qu’il montre aux forces de l’ordre. L’un, du CHM, stipule qu’en « l’absence de l’enfant sur le territoire de Mayotte, son père ne doit pas être expulsé ». Le second émane du CHU : « L’enfant Kassim est suivi pour une pathologie lourde jusqu’à la fin 2020. Il est indispensable qu’il bénéficie de soins de surveillance à Mayotte pendant trois ans après son retour. La régularisation administrative de M. Mbae Mahoumoud est nécessaire afin d’offrir à son fils un accueil dans les meilleures conditions de guérison ». Peine perdue, Ali est expulsé. Un agent de la police des airs et des frontières se justifie : « De plus en plus de clandestins nous produisent de tels certificats, qui sont souvent des faux, il y a un gros trafic… » Ces expulsions constituent « un énorme souci », selon Mathilde Jehanne, médecin au service d’oncologie et d’hématologie pédiatrique du CHU. « On ne sait plus vers qui ni où renvoyer l’enfant, une fois celui-ci guéri ».
« Merci la France »
Lorsque le contact parent-enfant est ainsi rompu, « le petit patient devient un mineur isolé, qu’il faut protéger », analyse Sabrina Wadel, directrice de la Stratégie, de la coopération et du service social au CHU. L’enfant est alors signalé au procureur et le juge peut décider d’un placement auprès de l’aide sociale à l’enfance. Tel un enfant abandonné ou maltraité. L’an dernier, ce fut le cas à quinze reprises. Cette extrémité irrite les médecins du CHU, qui estiment que le retour de l’enfant auprès de sa famille est toujours préférable. Yves Réguerre évoque le cas du petit Nayam, qui a subi une chimio et l’ablation d’un rein. Guéri et débordant de vie, l’enfant de 3 ans a failli ne pas avoir le droit de repartir. Ayant appris que son père avait été expulsé de Mayotte, le service social avait en effet saisi la justice, ce qui bloquait de facto le retour du mineur. « Heureusement, mes propres services, avec l’aide d’un traducteur, ont retrouvé la trace du papa aux Comores. Il suffit de s’en donner la peine si l’on veut vraiment maintenir le lien », s’agace le médecin.
Ali, le père de Kassim toujours hospitalisé à Saint-Denis, a tout fait pour éviter d’en arriver là. Deux semaines après son expulsion, il est revenu à Mayotte, toujours en kwassa. Il dispose d’un téléphone équipé de la 3G, qui lui permet de recevoir des nouvelles, et même des photos, de son fils. Craignant d’être à nouveau arrêté, l’ancien chauffeur se terre dans l’unique pièce de son logement, où il vit avec sa tante et son cousin. Le Comorien n’ose plus aller prier à la mosquée, mais remercie malgré tout « la France qui sauve mon fils ».
Des parents qui disparaissent
Si les pouvoirs publics n’autorisent pas toujours les clandestins à gagner la Réunion, c’est que certains parents en profitent pour disparaître dans la nature, abandonnant leur enfant. « On a moins de dix cas de fugue par an », relativise Sabrina Wadel. Le mois dernier, le jour où il devait prendre l’avion avec son fils, guéri, pour regagner Mayotte, un papa ne s’est pas présenté et reste désormais introuvable…
La poudre d’escampette, jamais Razafini Rissa Anissa ne la prendrait. Jour et nuit, la maman ne quitte pas la chambre de son fils Rayanne, soigné pour une sévère leucémie au CHU. « Les médecins sont gentils, je ne suis plus toute seule », raconte-elle, sourire aux lèvres. Encore à Mayotte il y a trois semaines, l’ancienne institutrice malgache pleurait tous les jours à l’idée de laisser partir seul son bébé. C’est seulement deux heures avant le vol pour La Réunion que l’immigrée clandestine apprend que la cellule Evasan du CHM lui a trouvé une place dans l’avion. Razafini laisse couler des larmes de joie et appelle alors son compagnon pour qu’il lui apporte des vêtements à l’aéroport de Dzaoudzi. L’homme, qui a « deux autres femmes », ne viendra jamais ; la jeune maman part donc, pour plusieurs années, sans un sou ni un vêtement de rechange… « On devrait disposer un jour de notre propre avion sanitaire, pour évacuer nos patients sans devoir dépendre des horaires et des places d’Air Austral », espère Marco, coordinateur au CHM. Chaque semaine, l’infirmier doit quasiment supplier la compagnie de faire descendre des passagers pour dégager l’espace nécessaire à une civière…
Mais contrairement à Razafini, ce sont souvent les parents eux-mêmes qui ne souhaitent pas faire le voyage. Explication de Christophe Caralp, chef du pôle Urgences et Evasan à l’hôpital de Mayotte, arrosé ce jour par une intense pluie tropicale : « La notion de cercle familial est très différente de la nôtre. L’enfant peut être confié à de la famille éloignée, voire à des gens du village. S’il est entre les mains des médecins, des parents peuvent le laisser seul à l’hôpital alors qu’il souffre d’une leucémie ». Mahadali Batsoumoi est mahorais et a lui accompagné son fils Ben Ali lorsque la maladie du garçon a été diagnostiquée. Mais l’agent d’entretien de Tsingoni, petite ville rurale au Nord-Ouest de Mayotte, n’est resté à la Réunion qu’un peu plus d’un mois, laissant son fils plus de deux ans sans aucune attache. « Je devais m’occuper de mes autres enfants et reprendre le travail », argue Mahadali, père de dix, onze ou douze enfants… On ne saura jamais, le quadragénaire ne parvenant pas à faire le décompte exact de sa progéniture née de deux compagnes.
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