À trois quarts d’heure de bateau de Mahé, l’île principale des Seychelles, Silhouette se dépeuple. Les derniers habitants de l’ancienne propriété française subsistent à l’ombre des cocotiers qui firent la richesse de l’île. Ils sont aujourd’hui encore payés en bons d’alimentation…
Même ses fondations sont hors norme : l’île granitique de Silhouette, 60 millions d’années, est dix fois plus jeune que la centaine d’îlots coralliens des Seychelles, éparpillés dans l’océan Indien. Sur Silhouette, le temps semble s’être estompé sous les brumes bleutées parfois accrochées à son sommet. Thérèse Malbrouck, 75 ans, s’approche à pas menus de la « gran kaz », l’ancienne demeure coloniale qui fait face au débarcadère d’Anse la Passe. La septuagénaire, qui hésite sur le nombre de ses enfants (8 ou 9 ?), s’assoit en souriant sous la véranda de bois de takama, les souvenirs embuant ses petites lunettes rondes. C’est que Thérèse a longtemps travaillé dans la demeure imposante des Dauban, la famille française qui possédait l’île et l’administra un siècle durant, jusqu’en 1960. « J’étais chargée de tirer la corde qui secouait l’éventail au-dessus de la table quand Madame mangeait », raconte-t-elle dans un français mâtiné de créole, d’où surgissent parfois des intrus anglais. Un pidgin qui résume l’histoire mouvementée des Seychelles et de Silhouette.
Stériliser les femmes...
L’île de 25 km2 est d’abord la villégiature de Joseph Dauban, un colonel qui bataille à Waterloo aux côtés de Napoléon, avant d’exercer comme médecin sur l’île Maurice, alors française, 1700 km plus au sud. Le militaire lègue la parcelle à son fils Auguste, redoutant que l’abolition de l’esclavage, en 1835, « ruine l’exploitation familiale », révèle Laura Dauban, dans l’ouvrage « The memoirs of Henri Dauban ». Crainte infondée, puisqu’Auguste rachète toute l’île à des propriétaires endettés, en échange notamment d’un violon… C’est le petit-fils de ce dernier, Henri, qui employa ensuite Thérèse et la totalité des habitants de Silhouette. Un personnage que ce baroudeur paternaliste ! Membre de l’équipe anglaise de javelot aux Jeux Olympiques de 1924, le « baron de Münchhausen », -son surnom- se déguise en fantôme pour effrayer les marins qui ne paient pas leur dû lorsqu’ils font escale à Silhouette. Il assure en outre avoir chevauché un requin-baleine et préconise la stérilisation des femmes ayant déjà eu trois enfants. Logique, « le sol granitique ne peut pas nourrir tout le monde »…
À cette époque, l’île compte des centaines d’habitants et fait figure de modèle de développement aux Seychelles : girofle, café, tabac, géranium, ylang-ylang, vanille, cannelle sont cultivés sous les palmes des cocotiers, dont les employés ramassent, épluchent et décoquent les noix. Ils en retirent le précieux coprah, servant à fabriquer de l’huile. Jean-Baptiste, 55 ans, se souvient de ce travail fatigant ; il est en train d’arroser une plantation de songes, tout près de la mangrove et du mausolée imitant l’église parisienne de la Madeleine, où reposent les Dauban. Dès l’âge de 12 ans, Jean-Baptiste a commencé à « tirer la paille des cocos ».
Alcool de lentilles
L’homme au large sourire édenté n’a jamais fréquenté les bancs de l’école ; il est aujourd’hui l’un des 27 employés d’Island Developpement Company (IDC) à Silhouette, un organisme para-gouvernemental qui administre 14 des 115 îles des Seychelles. Les agents, dont les contrats de six mois sont renouvelés année après année, nettoient les sentiers de la forêt primaire, soignent les petits bobos, entretiennent le tracteur… Vestige de l’époque colonialiste ou avatar de l’ère collectiviste qui prévalut à l’indépendance du pays, en 1976, ces travailleurs sont payés en bons d’alimentation ! Plus exactement, leur salaire est versé sur un compte à Victoria, la capitale du pays, avec interdiction de retirer l’argent pour s’en servir sur Silhouette. En revanche, ils ont droit à un carnet à souche… Munis de ces tickets de rationnement, les employés font leurs courses dans l’unique magasin de l’île, ouvert deux jours par semaine, dont la caisse est également tenue par une salariée d’IDC. Pas grand chose sur les rayons, comme s’en accommode pourtant Derrick Onesime, 75 ans, à la retraite. « Oignon, lessive, ça va, glisse-t-il. Il n’y a pas de viande, mais comme on nous donne le poisson gratuitement… » Le vieillard ne se plaint pas non plus de l’impossibilité d’acheter plus de six bières par semaine… Justification du superviseur de Silhouette : « On interdit l’alcool fort, ça pose des problèmes sinon ». Peine perdue, un habitant confie distiller en cachette une espèce d’eau de vie « à base de lentilles et de pommes de terre ».
Ces conditions expliquent-elles le dépeuplement de Silhouette, dont la langueur n’est animée que par le vol d’énormes chauves-souris grignotant les fruits à pain ? Même si les employés sont logés gratuitement par IDC, il ne reste plus qu’une quarantaine de villageois ; plusieurs des petites maisons en béton sont vides, l’école a fermé, les cases en bois et tôle de Grande Barbe, l’autre côté de l’île, sont abandonnées aux impressionnantes tortues géantes, les tombes du cimetière d’esclaves disparaissent sous les mauvaises herbes. « Il n’y a plus de fête le dimanche », regrette Jean-Baptiste, qui se contente désormais de jouer aux dominos les jours de repos. Et plus personne ne tremble à l’évocation du spectre de la petite Éva Dauban, décédée à l’âge de deux ans…
Tortues et trésor
Depuis que l’île a été rachetée par l’État seychellois, en 1983, l’activité économique a décru pour laisser place à une île-hôtel. Le luxueux Hilton-Labriz emploie 300 personnes, majoritairement des Sri-Lankais et des Indiens, qui côtoient plus qu’ils ne fréquentent les derniers villageois.
Mais, de fait, la vie n’a pas déserté Silhouette. Les éco-touristes viennent visiter le parc national, créé en 2010, à la recherche de la sooglossidae, l’une des grenouilles les plus petites au monde, ou de la liane pot-à-eau, une plante carnivore dont l’extrémité jaune en forme d’amphore capture les insectes. Alors qu’il relâche un serpent de près de deux mètres de long, « inoffensif », François Baguette, un jeune Belge responsable de l’ONG Island Conservation Society, évoque encore, passionné, la ponte des tortues. Elle a lieu entre « entre novembre et mars », mais tout au long de l’année, on peut observer ces dernières, et même les caresser, à quelques mètres de profondeur, flirtant avec des raies aigle au dessus de coraux aux formes graciles.
Marie-Paule Constin, employée d’IDC n’a, elle, jamais plongé. Mais la jeune maman est « heureuse » sur Silhouette, obnubilée par deux trésors : sa fillette, placée dans la mini-crèche, gratuite, de son employeur ; et les pièces en or du corsaire français Hodoul, dont la légende dit qu’il a caché un coffre dans les flancs verts de cette île anachronique.
Laurent DECLOITRE
Comme Derrick, les derniers habitants de l'île Silhouette (Seychelles) sont payés en bons d'alimentation qu'ils échangent contre des marchandises dans l'unique magasin.
Les sentiers du parc national traversent les anciennes cocoteraies de l'île Silhouette (Seychelles).
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