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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans l'Express
Gilbert Aubry a été nommé évêque à l'âge de 33 ans.

Gilbert Aubry a été nommé évêque à l'âge de 33 ans.

L'Express 3345 du 12 au 18 août 2015
​De notre correspondant, Laurent DECLOITRE
​Photos Pierre MARCHAL

Un personnage inclassable

Référence religieuse mais aussi politique, Gilbert Aubry a marqué de son empreinte les quarante dernières années de l’île. Un record de longévité pour cet évêque inclassable.

À moins d’être un fervent catholique, qui connaît, en métropole, l’évêque de son diocèse ? À la Réunion, où trois quarts des nouveaux nés sont encore baptisés, la crosse et la mitre de Gilbert Aubry appartiennent au patrimoine local. L’évêque est une figure tutélaire de l’île, qui marque son époque depuis quarante ans et dont les prises de positions dans les débats de société ne choquent personne. L’avenir institutionnel du département d’outre-mer ? En 2009, il prône une plus grande autonomie, citant les articles de la Constitution à revoir. L’instabilité politique à Madagascar ? La guerre en Irak ? En Afghanistan ? L’évêque est sur tous les fronts et n’hésite pas à prendre part à des manifestations sur ces sujets. « La religion n’est pas qu’une boutique cultuelle, revendique-t-il. Elle s’inscrit dans la vie publique. »

L’influence de l’homme d’église est telle que la gendarmerie fait appel à ses lumières lors de l’arrivée de nouvelles recrues dans le département, pour présenter les arcanes de la société réunionnaise. Telle que Manuel Valls l’a convié à un petit-déjeuner à la préfecture lors de sa visite en juin. « Tous les élus de l’île mangent à son râtelier », croit savoir un laïc qui le connaît bien. Gilbert Aubry admet « un rôle plus important » que ses homologues de métropole, mais assure n’être « pas vraiment écouté par la classe politique ». « On attend souvent de moi que je prenne position », reconnaît cependant celui qui fut, lors de sa nomination en 1975, l’évêque le plus jeune de France. A 33 ans...

À l’époque, l’île est marquée par le clivage entre le parti communiste réunionnais, qui flirte avec l’idée d’indépendance, et la droite départementaliste. Le père Aubry, ordonné en 1970 après des études de philosophie et de théologie à Rome, n’a pas charge de paroisse : il est rédacteur en chef de Croix-Sud, le journal du diocèse. « J’ai pris la terrible responsabilité d’un édito qui pourfendait, d’un point de vue philosophique, le communisme populaire », raconte l’évêque, les yeux fermés derrière ses petites lunettes, une grande croix en bois et une écharpe autour du cou. Le jeune ecclésiastique assurait aussi que l’église n’avait pas à commenter (à ce moment…) le statut de l’île. « J’ai pris une volée de bois vert de la gauche comme de la droite », sourit-il aujourd’hui.

Les deux nonces chargés de proposer un remplaçant au vieil évêque Georges Guibert, démissionnaire, remarquent cet équilibriste talentueux, moins marqué à droite que le père Michel Rochefeuille, du Tampon, et moins révolutionnaire que le prêtre rouge René Payet, deux « concurrents » potentiels pour prendre la tête du diocèse. Gilbert Aubry apprend finalement sa nomination en 1975 par… le préfet, qui l’appelle en privé et « en chrétien ». Preuve s’il en fallait de la porosité endémique entre le religieux et le laïc à la Réunion. « Ma nomination a cassé la dynamique d’une église partisane, commente avec justesse l’évêque, quarante ans après. La politique ne peut se réclamer d’une religion quelconque ».

Lui, en revanche, se réclame d’une liberté totale et s’affranchit de la posture attendue chez un évêque. Il communie ainsi avec l’air du temps lorsqu’il déclame un slam avec un artiste local, lorsqu’il publie, année après année, des poèmes encensant la « créolie » ou lorsqu’il autorise « Nout papa », le Notre Père, en créole. Que dire du scandale Valérie Bègue ? En 2008, il prend la défense de la Miss France, réunionnaise, qui a posé dénudée sur une croix… Vingt et un ans plus tôt, il avait pourtant badigeonné de peinture rouge une publicité de Toyota jugée sexiste. Alors, progressiste ou réac, l’évêque ? S’il accepte du bout des lèvres l’éventualité que le Vatican, « comme les chrétiens d’orient », puisse ordonner un jour des hommes déjà mariés, il dénie aux femmes le droit à la prêtrise. Et sans surprise, il s’arqueboute contre le mariage pour tous. Lors d’un débat organisé par Télé Réunion, il s’adresse en ces termes à une invitée, en couple avec une autre femme : « Madame, ou Monsieur, je ne sais pas comment vous appeler. »

L’ecclésiastique reconnaît n’avoir « jamais connu l’amour physique », mais se souvient avec nostalgie d’une jeune fille, alors qu’il suivait ses études secondaires au petit séminaire de Cilaos. Le père de Gilbert, directeur de la distillerie de Stella, et sa mère, institutrice, avaient envoyé l’aîné de leurs neuf enfants au grand air en raison de sa constitution fragile. Épris, le jeune homme même envisagé le mariage… « Mais nous en sommes restés à un amour sentimental comme il n’en existe plus», tranche-t-il.

Dans le cirque de Cilaos, le collégien puis lycéen se souvient des balades en forêt, « où on jouait à Tarzan », et du catéchisme, vécu « comme une joie, pas un fardeau ». Après le bac, il passe un an à Tana, la capitale malgache, chez les jésuites. « C’est à ce moment que j’ai choisi de me laisser choisir », estime l’évêque, qui prend ensuite le grand large. D’abord au séminaire des Missions de Croix-Valmer, dans le Var, puis à Rome, au séminaire français et à l’université pontificale grégorienne. Nous sommes en 1964, Paul VI va clore le Concile Vatican II, qui marque l’ouverture de l’Église à la société, quatre ans avant mai 68. « On bouillonnait, se souvient Gilbert Aubry. Ce fut une saignée. Plusieurs séminaristes abandonnèrent les études de théologie. » Lui n’est qu’ « effleuré » par le mouvement.

Ordonné prêtre par l’évêque de la Réunion Guibert en août 1970, il devient l’aumônier des étudiants, accompagne des jeunes à Maurice… et redécouvre l’île : « Je me suis aperçu que les Réunionnais, repliés sur eux-mêmes, manquaient d’éducation et d’ouverture. ». Une fois évêque, il n’a de cesse d’œuvrer pour « l’unité et l’épanouissement du peuple réunionnais ». Une mission épuisante à la longue pour cet homme qui ne prend jamais de repos. En 2014, Gilbert Aubry est victime d’un léger malaise lors d’un vol Paris-Réunion. L’avion doit se poser en urgence à Malte, les médecins sermonnent ce stakhanoviste du missel.

Contrairement à la plupart des diocèses de métropole, Gilbert Aubry n’a pas de directeur de cabinet sur lequel s’appuyer : aucun des deux vicaires ne loge à l’évêché et le poste de chancelier n’est pas pourvu. « On est toujours seul dans les responsabilités », philosophe-t-il. Tant et si bien qu’au rez-de-chaussée de l’évêché, au carrelage froid et impersonnel, il est fréquent que le patron du diocèse déjeune et dîne en solitaire dans une salle trop grande.

Bien sûr, le conseil épiscopal, l’équivalent du gouvernement du diocèse, se réunit toutes les deux semaines ; les deux vicaires, assistés de cinq prêtres, aident leur supérieur à prendre les décisions. Lorsqu’il s’agit, par exemple, de déplacer un curé dans telle ou telle paroisse ; ou de valider le retour d’une congrégation comme, récemment, les Béatitudes à Saint-Pierre. Bien sûr, le conseil presbytéral - l’assemblée nationale du diocèse - permet de faire remonter les doléances des curés. Mais les treize prêtres élus et les cinq membres nommés par l’évêque ne sont rassemblés que deux fois l’an, dans une atmosphère parfois tendue.

« L’évêque nous rappelle souvent qu’il est le pilote », remarque Jean-Yves Payet, curé à Terre Sainte et ancien secrétaire du conseil. Ce champion de VTT et motard invétéré digère mal la politique de l’évêque en matière de recrutement : « Il a fait appel à des prêtres Polonais, Italiens, Malgaches... Cela pose des problèmes de compréhension pour les paroissiens et nuit à l’unité du diocèse. » Et de conclure, désemparé : « Où allons-nous dans l’évangélisation de notre peuple ? » Le bras droit de Gilbert Aubry, le vicaire général Daniel Gavard, a lui-même parfois « l’impression de prêcher dans un diocèse africain ». Ce mécontentement des curés est alimenté par l’attitude jugée trop distante de leur chef. Sans oublier les mesures drastiques prises pour renflouer les finances du diocèse.

Gilbert Aubry se montre-t-il affecté par ces critiques ? Difficile à savoir. Seule certitude : le septuagénaire s’est remis douloureusement d’une dépression, en 2010, suite aux affaires de pédophilie touchant des prêtres de son diocèse (voir pages VII et VIII). Depuis, il semble avoir repris le dessus. À tel point qu’en 2017, alors qu’il devra remettre sa démission au Pape, ayant atteint le cap des 75 ans, il n’exclue pas de prolonger au-delà. « Si le Vatican me laisse choix et si j’ai la santé, pourquoi pas ? » s’interroge-t-il. Avant de confesser : « Mais la Réunion est parfois comme une prison. »

Laurent DECLOITRE

Ses dates clés

10 mai 1942 : naissance à Saint-Louis.
1954-1961 : études secondaires au petit séminaire de Cilaos.
1964-1967 : licence de philosophie et de théologie à Rome.
23 août 1970 : ordonné prêtre.
20 novembre 1975 : nommé évêque par Paul VI (consacré le 2 mai 1976).
Décembre 2009 : entendu comme témoin dans l’affaire de pédophilie du prêtre Michel Tual.
Avril 2012 : doit se justifier lors du procès du prêtre Jacky Hoarau, condamné pour pédophilie.

Le diocèse en chiffres

128 prêtres dont 46 réunionnais, 26 en provenance de métropole et 56 étrangers (dont 31 Malgaches).
130 personnels laïcs employés.
Recettes annuelles : 10 millions d’euros environ
72 paroisses, 204 églises et chapelles
8 % des élèves de l’académie sont scolarisés dans l’enseignement catholique, soit près de 20 000 jeunes.

Tous frères

Dans une île où de nombreux catholiques prient également Ganesh dans le temple hindou familial, où la plus vieille mosquée de France côtoie un temple « chinois », le rapprochement entre les différentes croyances va de soi. En l’an 2000, Gilbert Aubry et son ami musulman Idriss Issop Banian créent le groupe de dialogue interreligieux de la Réunion. Cette instance influente, qui réunit aussi les tamouls (les hindous), les juifs, les bouddhistes ou encore les baha’ï (une religion dérivée du chiisme), prône « l’harmonie fraternelle ». Ses représentants sont régulièrement consultés par les ministres de passage, interviennent dans les écoles, prennent part aux débats de société. Ils ont notamment demandé une meilleure répartition des jours fériés dans le calendrier républicain, l’évêque s’étant même dit prêt à « donner » deux jours aux musulmans et aux hindous (Pentecôte et Ascension). Mais l’amendement déposé en ce sens par une député PS de la Réunion a été retoqué par le gouvernement en février dernier.

Gilbert Aubry, avec Idriss Issop Banian, à droite.

Gilbert Aubry, avec Idriss Issop Banian, à droite.

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