Libération du 16 avril 2015, de notre correspondant Laurent DECLOITRE (texte et photos)
Depuis quatre ans, une série d’attaques de squales inquiète les sportifs de l’île. Incapables de résister à l’appel de la mer, certains préfèrent partir.
Assis sur un banc, face à l’océan Indien, Mika Anama fixe avec regret le port de Saint-Gilles-les-Bains, dans l’ouest de la Réunion. Il est 9 heures du matin et le jeune majeur croque sans grand appétit des samoussas au poulet. La veille, dimanche 12 avril, Elio, un adolescent de 13 ans, a été tué par un requin alors qu’il surfait sur le spot des Aigrettes, à quelques encablures. La septième victime de squales en l’espace de quatre ans dans le département d’outre-mer.
L’hécatombe a conduit Mika, qui travaille dans la restauration, à remiser sa planche bleue et blanche. «Je ne vais pas risquer ma vie pour une vague, balance-t-il en enfourchant un VTT. Tous les matins, j’ai envie d’y retourner, mais je résiste à l’appel de la mer.» C’est que depuis 2011 et la recrudescence des attaques de requins, une vingtaine au total, le surf et le bodyboard sont devenus des sports à haut risque à la Réunion. Aux sept décès, s’ajoutent les blessés qui ont échappé par miracle aux dents de la mer, avec parfois, un membre arraché. A tel point que la préfecture a interdit toute activité nautique en dehors du lagon et des zones protégées, empêchant de fait la pratique de la glisse. Aussi, la majorité des 10 000 surfeurs que comptait l’île au début des années 90 a tourné le dos à l’océan. Mais pas tous…
Une «passion dévorante»
Malgré l’interdiction, ils sont encore des centaines à prendre la vague à l’ouest de l’île. Lundi, le lendemain même de la disparition d’Elio, membre du pôle espoirs de surf, deux hommes se défoulaient sur le spot de Saint-Leu, défiant le drapeau rouge où flotte la silhouette noire d’un squale… Sur les réseaux sociaux, les internautes ont manifesté leur compassion pour l’ancien champion benjamin ; mais beaucoup ne comprennent pas pourquoi les surfeurs continuent à prendre de tels risques. Le directeur technique national de surf avait, la veille de l’accident, supplié les jeunes surfeurs d’attendre la mise en place d’un système de vigies. Une vingtaine de nageurs surentraînés vont en effet, dans les tout prochains jours, surveiller les spots, équipés d’un masque et tuba, d’un harpon et d’une caméra, dont les images seront retransmises sur la plage. Peine perdue, Elio n’a pas résisté à la tentation, à sa «passion dévorante», comme l’a définie son père éploré sur les ondes de RTL. A la sortie du collège des Aigrettes que fréquentait Elio, Luna, 13 ans, sous ses bouclettes brunes, parle de «drogue». Sous la pression de ses parents, elle a dû arrêter la glisse. Depuis, contrecoup paradoxal, elle n’ose plus «aller dans l’eau, même en métropole». Nathan, un camarade de cinquième, a, lui, seulement promis de «faire une pause». Le collégien dit ne pas pouvoir se passer de «la sensation de fraîcheur» qui le saisit sur le peak, là où se forment les vagues. Devant la grille de l’établissement, Kathy Boudonnet, mère de famille, le comprend : si sa fille aînée en a fini avec les tubes et l’écume, ses deux blondinets de garçons de 4 et 10 ans s’apprêtaient, dimanche encore, à se jeter à l’eau avec leur père… «Ils croient que rien ne peut leur arriver, ils assurent prendre des précautions», soupire-t-elle. Mais voilà : il y a quelques années, les attaques survenaient principalement sur la côte Est de la Réunion, en fin d’après-midi ou lorsque l’eau était trouble. Depuis 2011, l’Ouest est devenu le terrain de chasse des squales, quels que soient l’heure et l’état de la mer. «Si mon mari ne surfe pas, il n’est pas bien, soupire la sage-femme. Mais il a la responsabilité de trois enfants !»
«Maman, faut qu’on parte»
En tant que formateur à l’école supérieure du professorat et de l’éducation de Saint-Denis, Olivier Lodého connaît le rôle des parents. Lui-même a fort à faire avec ses deux garçons, dont l’un fut champion de France et le second champion d’Europe de morey, le nom créole donné au bodyboard. «Leur interdire ne servait à rien, je n’étais pas forcément au courant quand ils allaient à l’eau. Allez empêcher un ado de fumer…» Le quinquagénaire leur a proposé un sport de substitution, tel le parapente. En vain. Aussi a-t-il vu partir Clément, le plus intrépide, «avec soulagement» en métropole, où ce dernier prépare un brevet d’Etat de surf.
C’est également parce qu’elle savait qu’elle risquait de perdre un de ses enfants que Janique Hoarau, professeure des écoles, a «tout lâché» et quitté la Réunion. «Je vivais dans l’angoisse permanente, je ne pouvais plus entendre la sirène d’une ambulance sans penser à Youri et Hina, qui passaient leur temps à surfer», raconte l’enseignante installée aujourd’hui en Vendée. La mère de famille a pris sa décision lorsque son fils lui a dit : «Maman, faut qu’on parte, sinon ça va m’arriver à moi aussi.» Dimanche, lorsqu’il a appris la disparition d’Elio, avec qui il surfait il y a deux ans, Youri a même remercié sa mère d’avoir déménagé.
«La liberté absolue»
On peut s’interroger sur l’insouciance des jeunes Réunionnais qui, avec la fougue de leur âge, se sentent immortels. Mais que dire de pères de famille comme Fabien Bujon, auquel un requin a arraché la main et le pied droits, en 2012 à Saint-Leu, et qui continuent tant bien que mal à braver les flots ? Comment suivre ce quadra de Saint-Benoît, dans l’est de l’île, surnommé Shorebreak (une vague puissante à proximité des côtes), dont un squale a arraché la moitié de la planche en 2010 et qui est retourné à l’eau deux mois après ? Inconscience, folie ? Eric Sparton, président de la ligue réunionnaise de surf, s’agace à l’écoute de «ces clichés». Lui-même ne sort plus et a «pris 15 kilos».«Contrairement à ceux qui vivent une passion harmonieuse, ces irréductibles ne peuvent pas se passer de leur activité ; c’est une forme d’addiction», estime Yvan Paquet, maître de conférences en psychologie du sport à l’université de la Réunion, qui parle de victimes atteintes d’une «passion obsessive».
Olivier Bauer, artisan de 46 ans, hausse des épaules sur lesquels s’étalent des tatouages tahitiens. Pourtant, ce libertaire le dit sans détour : «Si je ne peux pas surfer, je me casse, plus rien ne me retiendra à la Réunion.» L’homme, baraqué, surfe presque tous les jours avec son aîné de 20 ans. «Quel plaisir pour un père de partager ces moments de communion avec la nature», s’enthousiasme-t-il. Il évoque «la liberté absolue», l’impossibilité à rester sur la terre ferme à la vue d’un «train de houle parfait». Et de conclure : «Il n’y a plus que la mer où personne ne te casse les couilles, qu’on me laisse prendre ce risque, j’en ai besoin pour me vider l’esprit.»
Laurent DECLOITRE
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