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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans l'Express

 L'EXPRESS du 15 mai 2014. De notre correspondant Laurent DECLOITRE.  Photos Pierre MARCHAL.

 

De 5h du matin à minuit, Freedom donne la parole, en direct et sans filtre, aux Réunionnais. Unique en son genre, la radio résout  les problèmes de ses 200 000 auditeurs. Un pouvoir singulier qui n’est pas sans poser question.

 

On pourrait parler de « grand moment de la radio », mais l’épisode va bien au-delà, il est tout bonnement incroyable. Incroyable, sauf que sur Freedom, les Réunionnais vivent tous les jours de telles histoires… Nous sommes fin mars, un auditeur nous apprend que le laryngophone de Philippe, opéré du cancer, ne fonctionne plus. L’habitant des Avirons est anéanti, il ne peut plus parler. Freedom lance alors un appel à l’aide aux auditeurs

Quelques heures plus tard, une vieille dame passe à l’antenne : son mari, malade, ne se servant plus de l’appareil, elle veut bien offrir le laryngophone. Bobby, l’animateur vedette de la radio, appelle en direct Philippe. Les auditeurs entendent la sonnerie et le bruit de quelqu’un qui décroche. Puis le silence. L’homme est au bout du fil, mais ne peut évidemment parler…

-       Philippe, si c’est vous, tapez une fois.

-       Boum

-       On va vérifier. Tapez deux fois pour dire non.

-       Boum-Boum.

BOBBY-001.jpgLe dialogue surréaliste se poursuit, entre l’animateur, Philippe et la vieille dame. Et voilà qu’un autre auditeur se propose de récupérer le laryngophone et le remettre à son destinataire. Deux heures plus tard, ce dernier a récupéré la machine et témoigne à l’antenne : « Merci à vous tous ! Lorsque j’ai perdu ma voix après l’opération, je n’ai pas pleuré. Ce soir, si », confie Philippe de son timbre mécanique et métallique aux quelque 200 000 auditeurs journaliers  de plus de 13 ans de la radio.

« Les voitures m’ont

laissé le passage »

C’est cela, le pouvoir de Freedom, une radio créée le 14 juillet 1981 par Camille Sudre et son épouse Margie. Le jeune médecin ardéchois, arrivé sur l’île en 1975 pour y effectuer son service militaire, surfe sur la promesse de François Mitterrand de libérer les ondes.  À l’époque, rappelle l’enseignant-chercheur Bernard Idelson dans « Histoire des médias à la Réunion » (éd. Le Publieur), les programmes radio et télé de l’unique station publique « s’achèvent au son de la Marseillaise ». Freedom affiche, elle, son indépendance et donne la parole, souvent en créole, aux Réunionnais, qui adhèrent très vite au symbole de la colombe blanche de la radio.

Aujourd’hui encore, la station privée remplit un rôle inédit de service public. Elle met en relation les auditeurs, les aide à résoudre les problèmes de la vie quotidienne. Comment ? Freedom n’a pas d’expert, si l’on excepte « Madame Aude », présidente inamovible d’une association de consommateurs. Mais pour dénicher une pièce détachée, retrouver le grand-père, qui a encore fugué, la voiture volée ou le portefeuille perdu, l’auditeur appelle à l’aide les auditeurs.

HOARAU-Laura-003.jpgEt cela marche ! Laura se souviendra toute sa vie du 16 juillet 2013. La Réunionnaise, qui vit à cette époque en métropole, vient d’apprendre le décès de son père. Elle atterrit dès le lendemain sur l’île. « Alors que je roulais en direction du Port, je suis bloquée par un barrage de transporteurs en grève », raconte la mère de famille de 25 ans. Laura, « désespérée » à l’idée de ne pas voir une dernière fois son père avant la mise en bière, appelle Freedom. L’animateur lui conseille de placer un tee-shirt blanc sur son rétroviseur.  Et voilà que les voitures devant elle s’écartent, que les manifestants déplacent un bus, tous à l’écoute de la radio, tous sensibles à son chagrin radiophonique…

« Un réseau d’informateurs

imbattable »

SUDRE-Camille-028.jpgCette efficacité, Freedom la doit à son écoute exceptionnelle (34,8% de part d’audience, trois fois plus que la radio en deuxième position…) et à la place qu’elle accorde aux auditeurs : de 5h du matin à minuit, l’antenne leur est ouverte ! Les appels se succèdent sans interruption, pour poser des questions, appeler au secours, lancer des « coups de gueule », rencontrer « la copine d’un soir »…

Les élus, les entreprises, les institutions, les médias, tous sont à l’écoute de la radio et s’en servent. Thierry Robert, député-maire de Saint-Leu, se dit « drogué » et enchaîne les appels en direct. Bettina Lavaud, directrice de la communication d’EDF, pense, elle, à ses clients. Lors du cyclone Béjisa, en janvier, 180 000 foyers furent privés d’électricité. « Pour raccorder les bouts de ligne plus rapidement, on a demandé aux auditeurs de Freedom de signaler, à l’antenne, tous les problèmes ». Et les agents d’EDF de noter, l’oreille collée au transistor, les adresses des sinistrés…

« La radio est écoutée par les personnes que nous logeons, analyse pour sa part Bernard Hoarau, dircom de la SIDR, premier bailleur social de l’île. Nous prenons connaissance de problèmes qui ne remontent pas par les canaux officiels ». Nombreux sont les locataires qui appellent en effet la radio pour se plaindre d’une fuite d’eau, avant même de contacter le bailleur… Les Réunionnais ont souvent ce réflexe, composant le 41.51.51 ou le 99.11.00 avant les numéros de secours, lors d’accident, d’incendie, de faits de violence...

À tel point que les journalistes des autres médias en sont réduits à se brancher sur 97.4 FM à longueur de journée ! « Freedom dispose d’un réseau d’informateurs imbattable », soupire Jérôme Talpin, responsable de la rubrique des faits-divers au Journal de l’île. Sa consoeur du Quotidien, Bernadette Loubier, renchérit : « On ne peut faire l’impasse, c’est une alerte supplémentaire, même si une bonne partie des infos n’est pas fiable. À nous de vérifier ». 

« Nous informer,

c’est vous informer »

FREEDOM-001.jpgVérifier… « Freedom, c’est une belle aventure et un grand malentendu, assène, avec le sens des formules qu’il affectionne, Gilles Vaubourg, directeur régional de Réunion 1ère, la station publique. Comme s’il y avait 800 000 journalistes à la Réunion ! N’importe qui peut s’exprimer n’importe quand sur n’importe quoi ».

Pourtant, Freedom diffuse bel et bien des flashs d’information, produits par… Par qui, en fait ? La présentatrice des matinales, à la voix chaude et enjouée, est salariée l’après-midi chez l’opérateur Orange ; les correspondants travaillent qui à l’aéroport de Saint-Denis, qui au Crédit agricole… Certains journalistes passent de l’information à l’animation, en fonction de leurs envies du jour. En fait, les journaux sont surtout alimentés par les propos, remontés, des auditeurs qui ont appelé. Jacky Simonin et Éliane Wolff, enseignants-chercheurs à l’université de la Réunion, parlent de « coproduction continue de l’information » ([1]). Ce que résume le slogan de la radio : « Nous informer, c’est vous informer ».

Dans la petite équipe, seules deux consoeurs disposent de la carte de presse et réalisent des reportages selon leur bon gré, faute de conférence de rédaction. « Freedom se sert du Journal de l’île et du Quotidien pour fabriquer ses bulletins d’information. Camille Sudre a trouvé la bonne combine, pas chère du tout », dénonçait Yves Mont-Rouge, rédacteur en chef du Jir dans un édito de 2008.

Un pouvoir de nuisance ?

Camille Sudre n’a pas souhaité répondre, mécontent d’un article précédent paru dans Libération. Il dénonce, selon ses proches, une « presse condescendante »… L’homme, « un gros travailleur à l’égo exacerbé », ne supporterait pas la critique. « Je n’ai pas envie de me le mettre à dos », confie une employée, qui n’a pas osé nous parler, même en off. Une autre souligne cependant que son patron de 66 ans « a beaucoup de cœur » et fait « l’impossible » en cas de souci personnel… « À condition de ne jamais le contredire ».

Mais ce sont surtout les animateurs qui subissent les pressions incessantes de leur patron. Camille Sudre a fait installer un micro dans son bureau de la rue Auber, à Saint-Denis, et un autre dans sa propre maison. À toute heure, il s’en empare pour dicter ses ordres, qui claquent directement dans le casque des animateurs. Sacha* raconte l’exploit de tenir ainsi l’antenne, « en triphasé » : « On doit écouter à la fois l’auditeur, la standard et Camille ! »

Camille Sudre décide chaque matin du thème du « baromètre », sujet proposé au débat à l’antenne : les enfants aux cheveux « maillés », signe d’envoutement selon la tradition créole ; les élus « tous pourris » ; les personnes âgées « qui vivent dans un poulailler »… « Il sait appuyer sur la corde sensible pour susciter les appels », livre un animateur. Même si l’homme en blanc -son invariable tenue vestimentaire- n’intervient plus à l’antenne, « sa capacité de mobilisation reste énorme », selon un observateur avisé qui se souvient des événements de 1991 (voir page XX). Et d’ajouter, soucieux : « Aujourd’hui, lorsqu’il fait appel à la générosité des Réunionnais, c’est pour la bonne cause… Mais demain ? Il garde un indéniable pouvoir de nuisance ». 

Laurent DECLOITRE

 

* Les prénoms des salariés de Freedom ont été changés pour préserver leur anonymat.

 



([1]) « Radio FreeDom : un processus de coproduction de l’information », in Communication&Langages, n°165, sept. 2010

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