Capitaine au trop long cours
Le succès de la compagnie réunionnaise Air Austral doit beaucoup à son président et directer, Gérard Ethève. Mais le management de l’octogénaire, condamné pour harcèlement moral, relève d’une autre époque.
Laurent DECLOITRE, L'Express du 18 janvier 2012
Photos : Pierre Marchal
« Il était admiré et respecté, il a tout gâché. » Ce salarié d’Air Austral souhaite rester anonyme, « le trouillomètre à zéro », lorsqu’il parle de Gérard Ethève, président du directoire de la compagnie aérienne réunionnaise. « On aurait tellement aimé qu’il parte la tête haute », poursuit le cadre, meurtri d’avoir été mis au placard après une dépression. Peine perdue : le directeur général d’Air Austral, 81 ans, ne souhaite pas encore se poser. Il a même fait repousser à plusieurs reprises la limite d’âge pour pouvoir exercer son mandat jusqu’à… 99 ans ! Dans un dossier satirique sur « les dinosaures de la Réunion », les étudiants en journalisme d’Infocom l’avaient comparé à un ptérodactyle…
L’intéressé, larges bretelles sur une chemise à rayures, justifie sa longévité hors norme : « Air Austral reste en phase de développement. Sans forfanterie, je peux mener les projets à terme. Le jour où la tête ne fonctionnera plus, je partirai. » Prochaine et dernière escale, jure-t-il : 2014.
En attendant, le big boss de « la compagnie française de l’océan Indien » s’accroche aux commandes, conscient d’être à l’origine d’une véritable success-story. Gérard Ethève a transformé une PME qui possédait un coucou et salariait une personne en une société de 980 employés, reliant la Réunion à la métropole, à l’Afrique du Sud, aux Seychelles… Et qui a fini par détrôner les concurrents Air France et Corsair sur la liaison Saint-Denis-Roissy. « Le soir, je m’endors avec la pensée que trois mille personnes sont en vol, dont je suis responsable en dernier ressort », rappelle-t-il, de son bureau surplombant le hangar d’Air Austral, à même le tarmac de la zone aéroportuaire de Gillot.
Un pionnier de l’aviation
Cette envolée est née d’une double passion pour la mécanique et l’aviation. Après des études au lycée du Tampon jusqu’en seconde, le Réunionnais débute sa vie active par de petits boulots, dans l’assurance, l’électricité… A ses heures perdues, il retape des guimbardes d’avant-guerre. En 1952, il est embauché comme responsable des achats aux Sucreries de Bourbon. Un tournant. Emile Hugot, le PDG, possède un Piper. « Il visitait ses usines en avion ! Il se posait sur les terrains de Stella, de Grand-Bois, de Savanna et me confiait l’entretien de l’appareil », se souvient Gérard Ethève. A 22 ans, il décide d’apprendre à voler. Il obtient sa licence, devient instructeur puis chef-pilote, dès 1955, au sein de l’aéroclub Roland-Garros. Le président de l’association est un certain Pierre Lagourgue, élu président du conseil régional en 1986 et qui contribuera à la création d’Air Austral en 1990…
Le jeune homme mène alors une double vie : appliquée pour gagner sa vie dans l’industrie sucrière, aventureuse pour assouvir sa soif des moteurs et des airs. En 1959, il convoie pour le compte de l’aéroclub un Beechcraft UC78. « C’était un bimoteur en bois et en toile, avec seulement sept cents kilomètres d’autonomie, raconte l’ancien pilote. On a mis neuf jours à venir de métropole, en passant par le continent africain. » Pour desservir les îles éparses, des atolls français éparpillés entre l’Afrique et Madagascar, la préfecture fait appel aux services de l’aéroclub. A compter de 1963, Gérard Ethève assure les rotations, « à titre bénévole », précise-t-il, avant de pétiller des yeux : « Le GPS n’existait pas ; je naviguais à vue, au calcul. Il m’est arrivé de ne pas trouver les îles et de devoir faire demi-tour ! Cela donne, parfois, quelques moments d’inquiétude… »
Petite compagnie devient grande
En 1975, le pilote franchit le mur du son : il quitte son poste de comptable et crée la société Réunion Air Service (RAS), l’ancêtre d’Air Austral. Enfin, il vit de sa passion ! Mais deux ans plus tard, à la suite de la révolution malgache, les avions immatriculés en France n’ont plus le droit de faire escale à Tananarive. RAS perd le marché des îles Eparses. Gérard Ethève doit sa survie économique à un autre événement historique : en 1975, l’archipel des Comores devient à son tour indépendant, à l’exception de Mayotte, restée française. « Pour éviter de froisser les pays de l’Organisation de l’unité africaine, Air France ne voulait plus desservir Mayotte. Le préfet m’a alors contacté. » Le fondateur de RAS accepte cette « mission de mercenaire » et devient, pour la première fois, transporteur sur une ligne régulière.
En 1985, il manque de peu le crash : un accident cardiaque et un double pontage coronarien l’obligent à vendre sa société. A 55 ans, Gérard Ethève réduit la voilure et devient consultant. Cinq ans plus tard, Pierre Lagourgue, le président du conseil régional, lui propose de prendre la tête d’une compagnie qui doit desservir Maurice, Madagascar et Mayotte. La région et le département créent une société d’économie mixte, la Sematra, qui entre à hauteur d’un tiers au capital d’Air Austral, la toute nouvelle compagnie, les partenaires bancaires et Air France se partageant les deux autres tiers. Le succès est immédiat : Air Austral achète des appareils et étend ses liaisons vers l’Afrique du Sud, les Comores et les Seychelles.
Parallèlement, les compagnies qui tentent de concurrencer Air France sur la destination métropolitaine échouent l’une après l’autre : Point Air, Minerve, Air Outre-Mer, Air Liberté, Air Lib et Air Bourbon. « Vergès et Poudroux (les présidents PCR et divers droite de la Région et du Département) en avaient assez de voir des passagers laissés en plan dans les aérogares, assure Gérard Ethève. Ils m’ont une nouvelle fois sollicité. »
A compter de juin 2003, deux Boeing 777 d’Air Austral desservent Paris. Air France voit d’un mauvais œil grandir un concurrent qu’elle a elle-même contribué à créer. Et décide de se désengager du capital de la compagnie aux deux A. Gérard Ethève n’en revient toujours pas : « Un matin, je lis dans la presse qu’Air France allait vendre ses actions d’Air Austral à Jacques de Chateauvieux. » Convaincu que ce dernier va le débarquer, il s’oppose à « cette manœuvre inamicale » et persuade des industriels locaux d’acheter les 34 % du capital proposés par Air France. Gérard Ethève, 74 ans à l’époque, sauve sa tête. Et remet les gaz !
Il y a trois ans, il ouvre de nouvelles lignes sur l’Australie, la Nouvelle-Calédonie, puis la Thaïlande, et commande deux Airbus A380, le plus gros avion du monde qu’il veut commercialiser en low-cost. Une première encore à mettre à l’actif de cet infatigable pionnier, qui a également introduit à la Réunion les survols touristiques en hélicoptère. A l’image de l’aviateur Roland Garros, Gérard Ethève mériterait une statue au Barachois. Sauf que…
« Il a brisé ma vie »
Sauf que le « visionnaire » dirige son entreprise en « autocrate », en « despote », en « tyran ». Les qualificatifs pleuvent dès lors que l’on aborde le management d’Air Austral. Béatrice Faggion, licenciée en 2008 après dix-sept ans en fonction, est la première à avoir obtenu une condamnation au pénal de Gérard Ethève. La chargée de communication pleure aujourd’hui encore lorsqu’elle raconte son calvaire. Elle s’est retrouvée transférée dans un préfabriqué, sans plus rien à faire. « Il a brisé ma vie professionnelle et personnelle, j’ai perdu toute confiance en moi, témoigne l’ancienne cadre. Je comprends les gens qui se suicident, je n’en étais pas loin ; si les médecins ne m’avaient pas arrêtée, je serais morte ! » Un autre salarié dit craindre qu’Air Austral « ne devienne le nouveau France Télécom » et cite le cas de collègues « au bout du rouleau ».
En août dernier, le tribunal correctionnel de Saint-Denis a condamné Gérard Ethève à 15 000 € d’amende et la compagnie aérienne à 50 000 € pour harcèlement moral. Air Austral a fait appel mais ne peut empêcher les langues de se délier et les procédures de se multiplier.
Isabelle Lebon a elle aussi porté plainte fin novembre pour harcèlement moral. L’assistante de communication, partie en rupture conventionnelle, a attendu un an avant d’oser évoquer son cas. « Ce n’était pas facile de maintenir la tête hors de l’eau, témoigne-t-elle. J’ai été baladée, isolée, à ne rien faire, sans que je comprenne pourquoi. » Selon elle, Gérard Ethève est « directement » responsable de cette situation. Ce n'est pas tout : Christelle A., un agent administratif, licenciée pour faute professionnelle en août 2010, a déposé plainte à son tour pour harcèlement moral : « Je ne vais pas bien, j’en veux à la direction qui a toujours refusé de m’écouter », insiste la jeune femme, toujours au chômage, comme ses collègues.
Dolly Adolphe, chef d’agence adjointe, dénonce un « management décapitant ». En août dernier, les prud’hommes ont jugé son licenciement « sans cause réelle et sérieuse ». Divorcée, touchant l’allocation de solidarité spécifique, la mère de famille demande à réintégrer l’entreprise. « J’ai subi un harcèlement quotidien, j’ai été privée de mail, de téléphone et de bureau, affirme-t-elle. Mais je n’ai pas le choix, il faut assurer l’avenir de mes quatre enfants. »
Les plaintes s’accumulent
Vincent Hoarau défend les intérêts de plusieurs salariés de la compagnie, confrontés à des situations semblables. L’avocat assure se retrouver « dans une situation inédite de contestation managériale ». Les syndicats montent au créneau : un délégué parle de « management pur et dur » et de « méthode de la terreur ». Le pilote Aimé Couquet, président du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, confirme : « Gérard Ethève gère toujours Air Austral comme la PME de vingt salariés des débuts : il ne délègue pas, il terrorise ! » Le syndicaliste CFDT, engagé dans une longue guerre procédurale, a été assigné en justice pour propos diffamatoires et a reçu une convocation préalable au licenciement.
Plus inquiétant : selon des pilotes, ce management pose des questions de sécurité. David Rocher affirme qu’en février 2007, Gérard Ethève en personne l’a obligé à décoller, alors que le cyclone Gamède faisait rage. Le commandant de bord porte plainte une première fois, en 2009, pour « mise en danger délibérée de la vie d’autrui ». Le procureur classe l’affaire sans suite. Un mois plus tard, Air Austral engage une procédure de licenciement, que la direction du travail refuse, David Rocher étant protégé par son statut de délégué syndical. Le pilote tombe en dépression avant d’être déclaré « inapte » au vol. Depuis, Air Austral a de nouveau lancé une procédure de licenciement et l’a fait citer à comparaître pour « dénonciation calomnieuse ».
D’autres témoignages interpellent. Un copilote, aujourd’hui licencié, avait « l’impression de voler avec un terroriste à bord qui lui pointait un pistolet sur la tempe », en raison, dit-il, de la pression exercée par l’entreprise. Un autre pilote, qui conteste sa mise à l’écart, affirme que « le harcèlement moral a toujours existé chez Air Austral » et craint qu’il conduise « un jour ou l’autre à un accident ».
Air Austral se refuse à commenter publiquement ces affaires, les considérant comme des cas isolés, le fait d’employés procéduriers et fautifs. La compagnie dément, en outre, toute incidence sur la sécurité des passagers, des équipages et des appareils. Gérard Ethève reste droit dans ses bottes : « Il m’est complètement égal que les médias se fassent l’écho de quatre ou cinq procès sur 980 employés. La presse locale devrait plutôt être admirative de la réussite d’une entreprise réunionnaise au lieu de m’attaquer. Tout cela est d’un ridicule achevé. » Et de conclure : « Je suis apprécié et totalement en phase avec le personnel, je ne changerai pas mes méthodes de management d’un iota. » Un commandant seul maître à bord…
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