Face aux ravages de l’alcoolisme, les médecins demandent au gouvernement une meilleure régulation de la boisson locale, bien moins taxée qu’en métropole.
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
Libération du 4 décembre 2020
Une vitre fendillée témoigne de la dernière «incivilité» : les urgentistes du CHU de Saint-Denis, l’hôpital du chef-lieu de la Réunion, reçoivent «quotidiennement» des personnes ivres, qui «mettent le chantier». «Elles insultent les autres patients et les soignants, on doit se mettre à plusieurs pour les attacher», raconte Guy Henrion, responsable du service. La plupart du temps, les ivrognes décuvent sur leur lit d’hôpital et repartent à 6 heures du matin. Pour autant, l’urgentiste soupire : «On ne les met pas dans un coin ; l’alcoolisme n’implique pas de délit de sale gueule. Ils peuvent avoir subi un traumatisme crânien ou suffoquer dans leur vomi.»
Ce témoignage illustre une triste réalité, pointée par Santé publique France dans un rapport publié en janvier dernier : à la Réunion, 7,3 % des passages aux urgences des hommes sont en lien direct avec une consommation d’alcool, contre 2 % au niveau national. Et le taux de mortalité des principales pathologies causées par l’alcool chez les hommes y est de près de 40 % supérieur à celui de la métropole. Cirrhoses, cancers du pancréas, troubles neurologiques… La Réunion compte également le plus grand nombre de cas de syndrome d’alcoolisation fœtale : cinq fois plus qu’en métropole, selon les derniers chiffres de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies.
Hécatombe sur les routes
Ces ravages, l’alcool en provoque dans toutes les strates de la société. Lorsqu’elle a été nommée à la Réunion, Caroline Calbo a été «frappée» par l’importance des violences intrafamiliales dues à une alcoolisation massive. «La phrase que j’entends le plus souvent, c’est : "Il est tellement gentil quand il n’a pas bu."», illustre la procureure du tribunal judiciaire de Saint-Pierre, dans le sud de l’île. Son homologue de Saint-Denis, Eric Tufféry, renchérit : «L’alcool est responsable de 70 % des affaires de violences conjugales. Ici, l’idée générale, c’est que tu n’es pas un homme si tu ne te torches pas ta bouteille de rhum !»
Les taux d’interpellation pour ivresse sur voie publique ? Plus de 16 pour 10 000 habitants à la Réunion, contre moins de 11 au niveau national. Sur les routes, c’est l’hécatombe : un tiers des décès implique au moins un conducteur alcoolisé. A l’image des magistrats du parquet, l’avocat Alex Vardin pourrait «écrire un bouquin sur les affaires liées à l’alcool» qu’il est amené à défendre. Coups de machette «dans le dos et sur la tête» par un homme qui ne souvient plus de rien le lendemain ; «un gars défoncé à coups de pelle et à moitié enterré par son assassin», ivre évidemment ; «un jeune qui réalise soudain qu’il éponge le sang de la tête de son ami», après la lui avoir «fendue en deux»… Selon le pénaliste, «ces types qu’[il] récupère le lendemain du crime ne sont pas méchants. Mais le rhum a réveillé le diable en eux».
Tous les Réunionnais connaissent la chanson du ségatier Jean-Paul Volnay, selon qui «lo rhum la pa bon même» («Le rhum n’est vraiment pas bon»). Mais beaucoup lèvent malgré tout le coude au refrain, pour un punch (avec du jus de fruit), un dernier rak (rhum blanc pur) ou encore un rhum arrangé (avec des fruits macérés). C’était le cas d’André Béton, qui buvait jusqu’à un litre de rhum par jour. «Ça a commencé insidieusement. A la Réunion, le rhum est une tradition, mais chez moi, c’est devenu une drogue, raconte l’artiste peintre, qui tient aujourd’hui une table d’hôte à la Plaine des Cafres, dans le centre montagneux de l’île. J’étais bouffi mais je pensais qu’il fallait que je boive pour créer. Jusqu’à ce que je fasse une pancréatite aiguë…» Alors, le 29 juillet 2010, l’alcoolique a vidé son dernier verre. Soutenu par une médecin, à force de volonté, le quinquagénaire n’a jamais replongé.
«Six fois moins taxé»
Il est pourtant facile de tomber dans le piège : l’alcool issu de la canne à sucre est vendu à des prix dérisoires sur l’île. La lecture des catalogues publicitaires des grandes surfaces donne le tournis. Chez Carrefour, le cubi de 4,5 litres de rhum Charrette ramène le litre à 6,98 euros ; chez Jumbo Score, la bouteille de punch coco est vendue 5,95 euros ; chez Leader Price, si vous achetez trois bouteilles de rhum blanc traditionnel, vous vous en tirez pour 6,90 euros le litre… David Mété, responsable du service d’addictologie au CHU de Saint-Denis, a comparé, en 2019, ces tarifs à ceux de métropole : dans l’Hexagone, le prix par gramme d’alcool pur était de 3,52 euros pour le rhum… contre 1,57 euros à la Réunion. Cet alcool à 49 degrés y est ainsi vendu trois fois moins cher qu’en métropole. «Des prix si bas, ce n’est pas possible !» , s’étrangle la procureure Caroline Calbo.
«Le rhum, c’est l’alcool des pauvres, l’Etat les met sous perfusion», accuse l’avocat Alex Vardin. Malgré des taxes spécifiques, les rhums de l’outre-mer sont bien moins taxés que leurs équivalents en métropole. «Un rhum traditionnel produit et vendu à la Réunion est six fois moins taxé que son équivalent métropolitain», assène le docteur David Mété. Pour un spiritueux vendu dans l’Hexagone, la part des taxes dans le prix final s’élève à plus de 80 %, contre seulement 35 % à la Réunion… Ce cadeau de l’Etat, pour soutenir le secteur, dont les coûts de fabrication sont plus élevés qu’en métropole, est «un scandale sanitaire», dénonce l’addictologue.
Son lobbying intense a toutefois permis de corriger, en partie, ce déséquilibre. Depuis cette année et jusqu’en 2025, la «vignette Sécurité sociale», l’une des taxes sur les rhums, augmente pour s’aligner progressivement sur celle de métropole. Les députés réunionnais ont voté le texte. A l’exception de Nadia Ramassamy (LR), pourtant médecin de formation, imitée par les députés antillais, «à la solde de rhumiers», dénonce David Mété. Leurs arguments : en multipliant «par 14 la fiscalité, portant le tarif de la cotisation de 40 euros par hectolitre d’alcool pur à 557,90 euros, la mesure va déstabiliser la filière canne-sucre-rhum sans avoir d’impact réel sur le taux d’addiction». Pourtant, l’Organisation mondiale de la santé ne cesse de rappeler que «l’augmentation du prix des boissons alcoolisées est l’un des moyens les plus efficaces pour réduire leur usage nocif».
A Saint-André, dans le nord-est de la Réunion, aucun des membres de l’association des Alcooliques anonymes n’en est persuadé. Comme tous les mardis soir, les anciens malades se réunissent autour de boissons gazeuses pour échanger et s’encourager. La discrète Francine (1), 47 ans, se souvient : «Je ne regardais pas les prix, il me fallait ma dose d’alcool, quitte à demander crédit à la boutique.» Patrick, qui occupe aujourd’hui un poste à responsabilité dans le secteur privé, était lui accro au whisky. «Je volais pour boire ; si je n’avais plus de sous, je me rabattais sur le rhum, moins cher. Je me fichais du goût, je buvais pour me mettre la tête à l’envers.» Stéphane aurait même été «capable de mettre 100 euros dans une bouteille» quand le manque le prenait : «Rien ne m’arrêtait, je me privais de tout pour boire.» Olivier, moustache dépassant de son masque anti-Covid, ne croit pas davantage au levier du prix : «Ça va conduire les alcooliques à voler et à être violents.»
Interdire la pub ?
De quoi conforter les producteurs de rhum… Ils rappellent que les Réunionnais boivent moins que le reste des Français : 8,4 litres d’alcool pur par an contre 9,3 au niveau national. Le syndicat des producteurs de rhum de la Réunion reconnaît en revanche qu’une partie de la population est touchée par une surconsommation dangereuse.
Mais pour Alain Chatel, le président du syndicat, «ce même phénomène est constaté en Bretagne, en Normandie et dans les Hauts-de-France». Pour les rhumiers, le prix n’est pas la cause de l’hyper-alcoolisation mais plutôt le contexte économique et social de l’île, marquée par un taux de chômage de 21 % et un taux de pauvreté de 38 %.
Jérôme Isautier, président de la Fédération interprofessionnelle des alcools de canne de la Réunion et également patron d’une distillerie qui porte son nom, ajoute que la consommation de rhum «diminue chaque année de 1 % à la Réunion, au profit de la bière et du vin». De quoi se sentir «stigmatisé à tort», juge-t-il.
Pourtant, le gouvernement n’a pris qu’une demi-mesure. La «vignette Sécurité sociale», qui augmente donc, ne représente qu’un tiers de l’exonération fiscale des alcooliers. La taxe appelée «droit d’accise» ne bouge pas, alors qu’elle est «quarante-cinq fois moins élevée qu’au niveau national», déplore David Mété. Face à cette situation le député Jean-Hugues Ratenon (LFI) s’en prend, non pas aux producteurs, mais aux distributeurs, et réclame la fin des publicités promotionnelles sur le rhum. Il est rejoint par l’avocat Alex Vardin, qui compte s’associer à des associations de protection des enfants et des femmes pour écrire un courrier en ce sens au ministre de la Justice. «Un ancien avocat et un gars du Nord, il devrait être sensible à notre cause», plaide-t-il…
C’est déjà le cas du président de l’Association des agences-conseils en communication outre-mer. Thomas Giraud-Castaing regrette que la grande distribution fasse de l’alcool à bas prix «un produit d’appel à grand renfort de communication». Pour le patron de l’agence Zoorit, certains panneaux 4x3 affichés en ville, parfois près d’établissements scolaires, tout comme les catalogues publicitaires, «prennent des libertés avec la loi Evin». A son tour, il préconise que les réclames basées sur des tarifs promotionnels de l’alcool soient purement et simplement interdites à la Réunion.
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