Un centre de distillation a été inauguré le 30 novembre sur l’île aux fleurs. L’ambition est de relancer la filière, moribonde, d’huile essentielle d’ylang-ylang.
De notre envoyé spécial à Mayotte, Laurent DECLOITRE
Photos David LEMOR
Libération du 26 décembre 2020
Baba Badaoui, comme le surnomment les villageois, se lève avec difficulté du matelas posé à même le carrelage de son étroit salon. A 75 ans, l’ancien producteur d’huile essentielle d’ylang-ylang est fatigué. Et amer. «Aucun de mes enfants n’a voulu reprendre l’exploitation, ce n’est plus rentable», se désole-t-il en s’asseyant à l’ombre d’un muret. Alors ses 550 arbres, plantés dans la forêt d’Ouangani dans l’ouest de Mayotte, dépérissent. Plus personne pour les élaguer et ramasser les fleurs odorantes. «Dire que j’ai pu payer les études de mes enfants grâce à ça», soupire l’ancien.
C’est Chanel, à la recherche d’un parfum sentant «la femme, pas la rose ou le muguet», qui donna en 1921 ses lettres de noblesse à l’ylang-ylang en l’intégrant au fameux numéro 5. Par la suite, les parfumeurs de Grasse firent exploser la demande de la fleur jaune aux six pétales. Fatima, qui travaille aujourd’hui à l’office de tourisme de Mamoudzou, se souvient : «Quand j’étais gamine, la Méhari du collecteur arrivait dans le village en klaxonnant ; tout le monde sortait avec ses bouteilles et ses bidons.»
Karim Kalfane, 61 ans, l’un des sept grossistes de l’île, conduisait lui une 504. Le système D prévalait alors : «J’avançais l’argent aux villageois, lorsqu’ils mariaient leur fille ou quand ils avaient besoin de feuilles de tôle. Ils me remboursaient en huile.» Le collecteur vendait à des négociants parisiens, mais aussi à Jean-Paul Guerlain. Le célèbre parfumeur acheta même en 1995 une parcelle à Combani, dans le centre de l’île et créa le flacon Mahora, à base d’huile essentielle d’ylang-ylang. L’or jaune mahorais était alors réputé pour sa qualité, plus dense et pur que les concurrents voisins des Comores et de Madagascar.
Des cueilleuses clandestines
Pour réduire les coûts de production, tous les exploitants employaient – aujourd’hui encore – des cueilleuses au noir. Beaucoup sont des Comoriennes arrivées clandestinement sur l’île française. C’est le cas de Salin Hadidja, qui ramasse les fleurs dans la forêt d’Ouangani. «J’ai toujours été cueilleuse, transpire celle qui ne souvient plus de son âge. C’est très difficile, à cause du soleil et du poids, on a mal au dos.» Elle dépose son baluchon, un chiromani, paréo coloré rempli de fleurs. Sur la balance à ressort rouillée, l’aiguille indique 33 kilos. Soit l’équivalent en euros, pour six heures de collecte.
En 2002, un inspecteur du travail plus zélé que les autres décide de se payer Guerlain. Le parfumeur, condamné pour travail illégal, furieux, quitte Mayotte. Il annonce qu’il va s’installer chez les concurrents anjouanais, la plus proche des îles comoriennes, mais échouera dans cette entreprise. Huit ans plus tard, il déclare sur France 2 : «Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin…» Le commandeur de l’ordre de l’étoile des Comores écope d’une amende de 6 000 euros pour injure raciale. Aujourd’hui, Mahora n’est plus dans le catalogue de Guerlain et le parfum Embruns d’ylang est composé d’huile essentielle comorienne.
Inexorable chute
A sa suite, les parfumeurs de Grasse se détournent de Mayotte, privilégiant les pays voisins, où les coûts de production nettement inférieurs font fermer les yeux sur les risques de frelatage. Sur l’île française, le prix de revient d’un litre, hors subvention, est aujourd’hui de 271 euros, calcule la direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Daaf), alors que le cours mondial s’élève à seulement 120 euros.
C’est le début de l’inexorable chute de l’ylang de Mayotte. En 1980, le département d’outre-mer comptait plus de 1 000 hectares de plantations et exportait une quinzaine de tonnes d’huile essentielle par an ; il ne reste aujourd’hui qu’une petite centaine d’hectares, pour une exportation de quelques dizaines de kilos. Selon une étude de la Daaf, les derniers producteurs, moins d’une quarantaine, ont 65 ans en moyenne. Les autres ont coupé les arbres pour planter du manioc, des bananes et des patates douces, cultures plus rémunératrices. L’agriculture et, dans une moindre mesure, la pêche restent les principales activités des Mahorais. Le tourisme est encore peu développé (56 000 visiteurs en 2018), faute d’infrastructures suffisantes. Selon l’Insee, le taux de chômage s’élève à 30%, et 77% des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Si beaucoup rendent la départementalisation de Mayotte responsable de la hausse des coûts, le changement de statut de 2011 a permis de bénéficier des aides de l’Union européenne. Tout agriculteur reçoit 900 euros par hectare, plus une majoration de 1 000 euros s’il cultive de l’ylang et encore 250 euros d’indemnité compensatrice des handicaps naturels. Mais, comme l’analyse Bastien Chalagiraud, chef du service d’économie agricole à la Daaf, «si les dispositifs de subventions ont rapproché le prix de revient du cours international, ils n’ont pas suffi à enrayer la décroissance de la production».
Cultiver «par amour»
De jeunes agriculteurs mahorais tentent pourtant de sauver la culture emblématique. C’est le cas d’Hassani Soulaimana. A l’époque, le jeune homme agit «par amour» pour son père : «Papa galérait à entretenir ses pieds d’ylang pour générer seulement 8 000 euros de chiffre d’affaires par an ! Alors je l’ai aidé.» Hassani débute la vente d’huile essentielle en direct, auprès des touristes et des boutiques locales de cosmétiques. «On est monté jusqu’à 30 000 euros de chiffre d’affaires», se rengorge le joyeux père de cinq enfants, sous le hangar en tôles noircies par la fumée de sa distillerie d’Ouangani. Dans la foulée, il fonde en 2013 l’Association des producteurs de plantes aromatiques et à parfums de Mayotte pour tenter de structurer la filière. Mais le projet s’enlise et Hassani Soulaimana prend du recul, se contenant désormais de développer son activité d’agrotourisme.
Ce dimanche matin, une dizaine de visiteurs ont défié la chaleur humide pour se rendre dans son exploitation de 1 200 pieds, répartis sur 3,5 hectares en pleine forêt. Tout le monde participe à la distillation. Les fleurs d’ylang-ylang sont jetées dans une cuve d’eau bouillante, chauffée au feu de bois. On couvre la cuve d’un «chapeau», comme une cocotte-minute ; un tuyau recourbé – le col-de-cygne – permet à la vapeur de s’évaporer. Elle poursuit son chemin sinueux via un «serpentin», tuyau métallique épousant les parois intérieures d’une autre cuve, remplie, elle, d’eau froide. La vapeur se condense alors et le liquide s’égoutte dans un vase florentin. L’huile essentielle, plus légère que l’eau, reste à la surface. Les premières gouttes constituent le nec plus ultra, l’Extra S. A partir de la deuxième heure de distillation, on produit de l’extra, puis la «deuxième», et enfin la «troisième». Si l’on mélange ces différentes fractions, on parle de «complète». Quand un producteur suit l’ensemble du processus, il faut entretenir le feu durant plus de vingt heures ! Hassani Soulaimana produit entre 80 et 110 kilos d’huile par an selon ce principe.
Un objectif de 15 tonnes par an
Une goutte d’eau au vu du projet qu’il avait soutenu… et qui sort enfin de terre. Le 30 novembre, le président du conseil départemental et le préfet de Mayotte ont inauguré le pôle d’excellence rural de Coconi, dans le centre montagneux de l’île. Le bâtiment abrite un musée, un laboratoire d’analyse et un alambic, chauffé non au feu de bois mais au gaz. «L’objectif est de produire 15 tonnes d’huile essentielle par an en collectant les fleurs de l’ensemble des exploitants de l’île», expose Moustoifa Abdou, chef de projet à la direction des ressources terrestres et maritimes du département. Pour inciter les agriculteurs à vendre leurs fleurs et cesser leur propre distillation, le centre achètera les pétales odorants 4,50 euros le kilo, soit quatre fois le cours actuel. A ce tarif, la production d’huile essentielle ne serait pas compétitive, sans de nouvelles aides européennes à la fabrication, la commercialisation et la structuration de la filière, que la Daaf a la charge d’instruire.
Les porteurs du projet ont démarché auprès de négociants internationaux pour exploiter la structure. Elixens, dans l’Eure, avait manifesté son intérêt. Mais le groupe a renoncé, «inquiet face à l’insécurité récurrente dans le département», se désole Moustoifa Abdou. C’est donc un producteur mahorais, Soumaila Moeva qui devrait contractualiser avec le département. Anwar, de son surnom, est le président des Jeunes agriculteurs de Mayotte et exploite six hectares d’ylangs, à Combani. De ses arbres aux branches tordues et courbées vers le sol, il extrait 200 kilos d’huile par an. Les pieds sont étêtés tous les trois mois, pour que les fleurs restent à hauteur des cueilleuses. Le lieu invite à la contemplation : des lémuriens sautent de branche en branche au sommet d’un arbre à pain ; des cocotiers s’élèvent, débordant de fruits. Le fruit du travail acharné d’Anwar, qui a «perdu 20 kilos» en défrichant au chombo (machette) les parcelles de feu son père, retournées à l’état de friche. L’exploitant espère, «inch'Allah», commencer la production au centre de Coconi en mai prochain, pour «enfin sortir la tête de l’eau».
Un optimisme douché par Karim Kalfane, l’ancien collecteur, toujours en lien avec les négociants français d’huile essentielle : «La demande a chuté, on se retrouve avec des stocks dont on ne sait pas quoi faire.» Et d’asséner : «La filière est condamnée à Mayotte.» Pourtant, des investisseurs de la zone se montrent intéressés. La famille Fidaly n’exploite pas moins de 22 000 pieds d’ylangs à Nosy Be, une île du nord-ouest de Madagascar. Kassim Fidaly sait pertinemment que les coûts de production sont bien plus élevés à Mayotte, mais «la qualité y est incomparable». Aussi, le jeune entrepreneur malgache envisage de «se diversifier» sur l’île française pour toucher le secteur de la parfumerie de luxe. Un projet qui entre en résonance avec l’ambition mesurée de la filière renaissante : viser un marché de niche, bio et équitable.
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