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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
C'est de ce genre de plages, couvertes de déchets, que peuvent partir de Mutsamudu (Anjouan, Comores) des kwassas pour Mayotte. (photos LD)

C'est de ce genre de plages, couvertes de déchets, que peuvent partir de Mutsamudu (Anjouan, Comores) des kwassas pour Mayotte. (photos LD)

Comores : des clandestins jetés à la mort

C’est d’Anjouan, une des trois îles comoriennes située à 70 km de Mayotte, que partent les kwassas-kwassas, barques surchargées d’immigrés clandestins. Malgré les mesures annoncées par les Comores et la France, les boat-people sont toujours aussi nombreux à prendre la mer.

Laurent DECLOITRE, envoyé spécial à Anjouan, Comores
Libération du 27 avril 2018

Le sentier qui longe la piste du petit aéroport d’Ouani, au nord de la capitale Mustamudu, conduit à l’estuaire d’une rivière déversant plus de déchets que d’eau. On distingue à peine les galets sous les détritus dans ce lieu isolé, d’où partent plusieurs fois par semaine des kwassas-kwassas en direction de Mayotte. Dans ces barques motorisées de 7 à 10m, s’entassent dix, vingt, parfois trente immigrés clandestins aspirant à une vie meilleure dans l’eldorado français. Ce matin, Assani*, le pilote, a donné rendez-vous à ses passagers à 4h. Mais le journaliste « mzungu » (blanc) n’est pas le bienvenu, les passeurs craignent « la police et les balances »…

La veille, à la nuit tombante, un autre groupe a embarqué à Maraharé, sur la pointe Ouest d’Anjouan. Une plage de sable gris, près de la route, où l’on ne croise aucune voiture, et du village, plongé dans l’obscurité. C’est l’un des spots de départ privilégiés du capitaine Nasser*. L’homme possède trois vedettes : l’une d’entre elles sert au transport, légal, des habitants entre Anjouan et Mohéli, la plus petite des trois îles comoriennes ; les deux autres multiplient les transferts « en cachette » vers Mayotte. « Avec moi, c’est rapide, vante le passeur, j’ai deux moteurs de 45 chevaux ».

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Départ d'un kwassa "officiel" pour Mohéli, depuis Anjouan (photos LD)

Le coût du passage varie entre 350 et 500 euros, voire 1000 euros, selon le lieu de départ et le nombre de passagers. Un prix exorbitant pour une traversée de 3 à 6h, sachant qu’un fonctionnaire gagne ici l’équivalent de 200 euros par mois. Il faut encore payer 15 euros le gilet de sauvetage. Une précaution souvent négligée, pourtant vitale : entre 1995 et 2012, de 7 à 10 000 immigrés sont morts noyés en tentant de rejoindre Mayotte. C’est ce qui est arrivé à la jeune Thamra. « Elle voulait suivre ses études supérieures à Mayotte. Mais la procédure pour le visa est longue, alors sa mère lui a dit de prendre un kwassa », raconte Aïdat Ahmed, la meilleure copine de la victime. Depuis 1995, la France oblige les Comoriens à disposer d’un visa pour entrer à Mayotte. Le fameux « visa Balladur », responsable d’un « génocide légalisé », comme le dénonce un panneau sur une place de Mutsamudu : faute d’obtenir le précieux document, les Anjouanais n’utilisent ni l’avion, ni la navire de la compagnie régulière, et embarquent dans des conditions périlleuses sur les kwassas. L’infirmière de 19 ans poursuit, le ventre noué : « Je révisais avec Thamra, elle était meilleure que moi, avec une moyenne de 16 sur 20 en terminale ». Le corps de son amie n’a jamais été retrouvé.

Djamal Kazouine a, lui, perdu son neveu de 5 ans et sa sœur, enceinte. « J’avais organisé le mariage, elle allait rejoindre son époux, parti à Mayotte », ne décolère pas le fonctionnaire. Il assure qu’« une centaine d’habitants de Mramani ont disparu dans l’océan Indien ». Ce village, perdu à l’extrême Sud-Est de l’île, est le plus proche des côtes mahoraises dont on distingue, la nuit, « les phares des voitures ». On y parvient après un trajet de 2h30, dont la moitié sur une route défoncée et en cul-de-sac. Sur les bas côtés, des habitants portent des fagots de bois ou vendent des tas de gravier et des tubercules de manioc. À Mramani, les maisons en parpaings grisâtres, hérissées de ferraille, récupèrent l’eau de pluie dans des cuves en béton. Explication de Djamal : « Durant les quatre mois de sécheresse, on n’a pas d’eau. On l’achète à d’autres villageois qui l’apportent en bidons ». Le « commissaire », son surnom, dépense 1000 francs comoriens par jour (2€), soit 80 litres pour sa famille de cinq personnes. En France, un habitant consomme une moyenne quotidienne de 160 litres… Quant à l’électricité, Mramani en est privé de 18 à 22h30.

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Le PIB des Comores est 13 fois plus faible que celui de Mayotte, l'eldorado français. (photos LD)

Ces conditions difficiles expliquent en grande partie l’exode des Comoriens, dont le PIB annuel par habitant dépasse tout juste les 800 dollars. À Mayotte, il est treize fois plus élevé... Les départs, « massifs », ne sont pas sans conséquence sur l’économie insulaire de l’ancienne colonie française, indépendante depuis 1975 et dont deux des trois îles, Anjouan et Mohéli, avaient demandé, en vain, leur rattachement à la France en 1997. « La production d’ylang-ylang a chuté. Et on est désormais obligé d’importer les bananes et les songes de Madagascar et de Tanzanie », se désole Abdallah Mohamed, le secrétaire général du gouvernorat d’Anjouan. Il officie dans un « palais » décati, au bout d’un chemin de terre, derrière un orphelinat construit par le Koweit.

C’est aussi pour se soigner que les Anjouanais défient la mort, assure en shikomori Anchikali Bouchrane. Sa sœur, qui loge en attendant dans une la tortueuse médina de Mustamudu, s’apprête à embarquer une seconde fois pour traiter « une tension trop forte ». Les médicaments délivrés à Anjouan ne la font pas baisser, alors qu’à Mayotte, « ça marche ! » Même discours chez Halima*, comptable payée 160€ par mois, qui attend le résultat de ses analyses passées sur l’île française, après un voyage en kwassa. « Là-bas, je vivais cachée et devais surveiller à droite et à gauche quand je sortais ». La jeune femme n’a pas cherché à rester à Mayotte et s’est « rendue » à la police française pour être expulsée.

Unique cardiologue d’Anjouan, écrivain, poète, Mohamed Anssoufouddine estime que ces pratiques s’apparentent à « un trafic cru d’êtres humains ». « S’il est une inhumanité qui dépasse tout entendement, accuse-t-il entre deux consultations, c’est bien celle de ces corps malades, déchus, que l’on colporte au prix fort en quête d’hypothétiques soins à Mayotte et qui finissent souvent dans le ventre des requins ». Pourtant, la Chine a financé un hôpital flambant neuf sur la côte Ouest d’Anjouan, au pied de la forêt tropicale. D’une capacité de 150 lits, l’établissement, étrangement désert, dispose même de l’unique scanner de l’île. Las : l’appareil est en panne et la population n’a pas confiance en l’équipe médicale, constituée de praticiens locaux. « Ils sont très bien formés, rappelle, en vain, Saïd Ahmed Hachim, le directeur général adjoint. Il n’y a pas une médecine noire et une médecine blanche, les protocoles de soins sont universels ! » Tutoiement de rigueur, le responsable reconnaît cependant que les soins prodigués sont trop onéreux : 5€ la consultation d’un spécialiste, 50€ l’accouchement « tout compris ».

Se soigner, chercher du travail, rejoindre sa famille…ou en fonder une, dans l’espoir d’obtenir une carte de séjour, voire la naturalisation française. C’est cette dernière raison qui a conduit la sœur de Réhéma à fuir son pays, trois jours auparavant. « Elle était tabassée par son mari, alors elle est partie sans rien dire pour en trouver un plus gentil »… La mère, qui a emmené ses deux enfants d’un et deux ans, a appelé depuis, pour rassurer sa famille : elle est arrivée vivante à Mayotte et n’a pas été interpelée par les autorités françaises.

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La fabrication des kwassas se poursuit malgré les annonces des autorités comoriennes (photos LD)

L’an dernier, 412 embarcations en provenance des Comores ont été interceptées, transportant 6717 migrants clandestins, dont 197 passeurs.  D’où l’astuce des « capitaines » de faire piloter leur vedette par des mineurs, pour qui la loi française prévoit des alternatives à l’incarcération. Il n’empêche, chaque année, Mayotte expulse une moyenne de 20 000 sans papier, en très grande majorité des Anjouanais, quelques Malgaches et Africains. Du côté comorien, le ministre de l’Intérieur a annoncé des mesures pour « traquer les passeurs de clandestins » et fermer, à Anjouan, les ateliers de fabrications illégaux de kwassas. Pas de quoi inquiéter Subra. Dans son atelier, quasi invisible dans une plantation de bananiers non loin de Mustamudu, le jeune homme fabrique et vend toujours une vedette par semaine. 2000€ l’embarcation. En train de recouvrir un moule de fibre de verre et de gelcoat, il assure que ses clients sont « des pêcheurs, pas des passeurs »… Quant à ces derniers, une journaliste locale nous affirme qu’ils versent 200€ par voyage aux gendarmes et 1000€ aux autorités judiciaires pour que tous ferment les yeux…

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Les kwassas pour Mayotte partent, eux, de nuit et dans la plus grande discrétion. (photos LD)

Le trafic aurait même ses ramifications à Mayotte. Le capitaine Assani confie être en contact avec « quelqu’un de la sécurité » de l’île française. L’indic le préviendrait où débarquer ses passagers en fonction de la présence ou non des vedettes de la police et de la gendarmerie. Contacté, un fonctionnaire des Affaires maritimes de Mayotte, qui a souhaité garder l’anonymat, ne se dit « pas surpris » et désigne même, sans apporter de preuves, certains de ses collègues des douanes… Les passeurs utilisent d’autres subterfuges pour éviter l’arraisonnement, comme la technique du bord-à-bord. « À l’approche des côtes, détaille Nasser, on transborde les passagers dans une vedette mahoraise qui sait où aller sans problème ». Un autre capitaine mime le geste consistant à se coucher en fond de cale. De cette façon, les policiers français ne voient qu’un pilote dans une barque et le prennent pour un pêcheur.

Face à cette vague déferlante, le gouvernement français a promis de nouveaux moyens pour contrôler les frontières. Il y a fort à faire : un rapport sur l’action de l’État en mer en 2017, que nous nous sommes procurés, indique que « plus de 300 kwassas ont été signalés sur les plages sans que les moyens nautiques étatiques n’aient pu intervenir ». Un bon nombre de vedettes des forces de l’ordre est régulièrement en maintenance, les boudins des zodiac sont crevés… Dans ces conditions, il est probable que les kwassas continuent à « amener du Comorien », et non du poisson, comme l’avait lancé, lors d’une plaisanterie plus que douteuse, Emmanuel Macron, en juin 2017, au cours d’une visite au centre régional opérationnel de surveillance de sauvetage du Morbihan…

Mutsamudu, la capitale d'Anjouan, est l'un des points de départ des boat-people vers Mayotte. (photos LD)

Mutsamudu, la capitale d'Anjouan, est l'un des points de départ des boat-people vers Mayotte. (photos LD)

Plus de 10 000 Comoriens sont déjà morts, noyés, dans le bras de mer qui sépare Anjouan de Mayotte. (photo LD)

Plus de 10 000 Comoriens sont déjà morts, noyés, dans le bras de mer qui sépare Anjouan de Mayotte. (photo LD)

Anjouan est une île montagneuse, sans grande ressource. (photo LD)

Anjouan est une île montagneuse, sans grande ressource. (photo LD)

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