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Ils se faufilent dans les ruelles où les habitants, sur leur pas de porte, les observent craintivement. Ils fuient les forces de l'ordre au pied des tours du Chaudron, encagoulés, des galets à la main. Ils s'arrêtent, s'accroupissent, guettent, rigolent. Deux autres casseurs déboulent ; je n'ai pas eu le temps de cacher l'appareil photo dans mon petit sac à dos. Ils tentent de me l'arracher, me bousculent. Je résiste, ils repartent, après qu'une bombe assourdissante lancée par les policiers explose non loin.
Je rejoins prudemment une autre bande. « Monsieur X » accepte, à l'ombre d'un container, de discuter et même de se laisser prendre en photo. Il brandit comme des trophées ses armes dérisoires et dangereuses : deux cailloux, arrachés aux plates-bandes du quartier populaire de Saint-Denis. Son jour de gloire, alors qu'il a peut-être blessé un policier, détruit un abri bus, brûlé une voiture...
Il risque la prison ; inconscient, il n'en a cure. Je me dis que ce gars-là, torse nu, tee-shirt noir enroulé à la façon d'un keffieh, doit être désespéré, désoeuvré, sans avenir. Eh bien non. D'ailleurs, il n'inspire pas la crainte des autres kanyar*, qui ont disparu, partis à l'assaut du Jumbo Score. « Monsieur X » -c'est ainsi qu'il a choisi d'être désigné- dit travailler, en CDD « depuis un an et demi », comme « cariste ». Il ne souhaite pas être reconnu, mais indique le nom de son employeur ! Le casseur vit avec la mère de ses deux enfants, dans un appartement de la SIDR, un bailleur social. Rangé, quoi. Pourtant, il jongle avec ses galets, impatient de reprendre « la lutte ».
Et c'est là qu'il devient troublant, presque convaincant. Encore essoufflé par sa course et son jeu de chat et souris avec les forces de l'ordre, qu'il vise comme à un jeu de foire, il parle soudain petits sous. Une ménagère qui peine en fin de mois. Les riverains, qui l'entendraient s'ils ne s'étaient pas écartés, l'approuveraient, c'est certain. Son argument est anecdotique, mais il a la force de la vérité dans cette atmosphère rendue acide par les grenades lacrymogènes : « Quand Jumbo fait des promos, tout à 1€, ils trichent, car en vrai, la boîte de thon, elle ne coûte que 97 ct ».
Voilà. Voilà ce que « Monsieur X », casseur en pleine action, sort au journaliste venu couvrir cet épisode de guérilla urbaine. On ne peut inventer ce genre de détail, alors qu'on vient de balancer son avenir à la gueule d'un policier casqué. Pour trois centimes.
L.D.
* casseur, voyou
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