Pendant trois mois, le pétrolier va baisser de 10 centimes le prix du litre d’essence dans l’île. Une première dans un département où toutes les enseignes affichaient jusque-là les mêmes tarifs. La guerre des stations-service est déclarée.
Libération du 24 février 2022
De notre correspondant Laurent DECLOITRE
«Elle n’est pas judiciairement prouvée, mais c’est bien une entente de fait.» Comment donner tort à Jocelyn Cavillot, membre du syndicat Solidaires et vice-président de l’Observatoire des prix, des marges et des revenus de la Réunion ? Dans ce département d’outre-mer, l’automobiliste paie l’essence au même prix, qu’il s’arrête dans une station au bord d’une quatre-voies ou dans un village de montagne. Aucune concurrence entre les quatre pétroliers qui se partagent le marché et entre les 155 stations-service.
Il faut dire que le secteur est réglementé, pour éviter que les prix ne flambent et pour maintenir l’emploi. Effectivement, le litre est vendu moins cher qu’en métropole : 1,59 euro le litre de sans-plomb actuellement, contre 1,80 euro en moyenne dans l’Hexagone ; 1,23 euro le litre de gazole contre 1,70 en métropole. Par ailleurs, sur l’île, les conducteurs n’ont pas à se salir les mains : des pompistes remplissent les réservoirs à leur place. Avec les agents de caisse, les stations emploient près de 1 700 salariés : pas négligeable dans un territoire où le taux de chômage atteint les 17 %.
Le dépôt de l’île bloqué deux jours
Pour ces raisons, tous les mois, en fonction des cours internationaux, le préfet fixe un prix maximum à la vente. Mais voilà : c’est ce plafond qui est partout appliqué par les enseignes Vito (filiale du groupe pétrolier français Rubis), Ola (propriété de Libyan Oil, un fonds souverain libyen), Engen (filiale de Vivo Energy et de Petronas, un groupe malaisien) et Total. Personne ne propose des prix à la pompe inférieurs au seuil maximum. Personne, jusqu’à la semaine dernière. Total Réunion, emboîtant le pas au PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, a annoncé une baisse de 10 centimes sur le sans-plomb et le gazole, jusqu’au 15 mai. Pour la première fois, donc, les automobilistes peuvent choisir leur station en fonction du prix à la pompe. «C’est une excellente nouvelle pour le pouvoir d’achat des Réunionnais, commente Jocelyn Cavillot. Même si on n’est pas dupe sur l’opération marketing.» D’autant plus que sur la quarantaine de stations Total, seules six ont répercuté la baisse.
Cette soudaine concurrence a en tout cas fait l’effet d’un pavé dans la nappe de pétrole. Lundi et mardi, le Syndicat réunionnais des exploitants de stations-service a bloqué l’unique centre de dépôt de l’île, au Port, de la Société réunionnaise de produits pétroliers. Les camions de Total n’ont pas pu remplir leur citerne. Justification du président du syndicat, Gérard Lebon, à la tête des manifestants : «Sans ce prix maximum, les petites stations ne pourraient pas vivre et nous serions obligés de licencier.» Pourtant, la marge des gérants des stations est également fixée par la préfecture et est fixe, quel que soit le prix de vente : 12 centimes le litre, contre 9 centimes pour les pétroliers. «Certes, concède le pompiste, mais les autres pétroliers vont être obligés de baisser à leur tour les prix. Comme ils n’ont pas les moyens de Total, ils vont nous demander de faire 50-50 : ils diminueront leur marge de 5 centimes et nous demanderont d’en faire autant !»
«Du moment qu’on ne touche pas à mes marges…»
La grogne des stations a conduit le préfet de la Réunion, Jacques Billant, à organiser une réunion de crise, mercredi. Chacun est resté sur ses positions, Total Réunion promettant qu’il ne souhaitait pas «remettre en question le dispositif des tarifs structurés» et qu’il s’agissait d’une «démarche de solidarité exceptionnelle et ponctuelle». En attendant, Gilbert Minatchy, gérant d’une station Total à Sainte-Marie, garde le sourire : la ristourne lui permet de vendre presque 2 000 litres de plus par jour à des automobilistes ravis de l’aubaine. «C’est bien pour la population, et du moment qu’on ne touche pas à mes marges…» commente l’entrepreneur. S’il n’y a pas, encore, de grosse queue, c’est sans doute parce que le gérant reste discret : le prix affiché est toujours à 1,59 euro le super, c’est à la caisse que l’automobiliste bénéficie d’une ristourne. «Mais je subis la pression, des collègues d’autres enseignes m’ont appelé, révèle Gilbert Minatchy. Si c’est trop la zizanie, j’arrêterai !»
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