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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Un cadi en train d'exhorter des collégiens à Mayotte.

Un cadi en train d'exhorter des collégiens à Mayotte.

Pour combattre la délinquance dans le territoire, les pouvoirs publics font appel aux juges musulmans, privés de leurs fonctions officielles lors de la départementalisation du territoire, en 2011. Une stratégie soutenue par de nombreux responsables locaux, mais qui ne convainc pas forcément les jeunes Mahorais.

par Laurent DECLOITRE, envoyé spécial
photos David LEMOR
Libération du 18 décembre 2020

Il est 5 h 45 du matin et le soleil tape déjà à Bandrélé, à 23 kilomètres au sud de Mamoudzou, le chef-lieu de Mayotte. Alors que des dizaines de jeunes se massent sous l’Abribus de Nyambadao, deux cadis - des juges musulmans - s’approchent, solennels dans leur boubou, portant l’écharpe des notables et le kofia brodé, le bonnet mahorais. Les dignitaires religieux invitent lycéens et collégiens à les écouter. Les premiers, assis sur le trottoir, les ignorent ; les seconds, plus dociles, obtempèrent. L’objectif de cette rencontre surprenante : convaincre les jeunes de ne pas céder à la violence, qui gangrène le département d’outre-mer.

«Nous, vos aînés, on allait à l’école à pied, sans bus et sans Nike, leur lance Mohamed Abdallah, le cadi de Bandrélé. Et pourtant, hamdoulilah, on a réussi. Alors respectez les maîtres, apprenez vos leçons et ne vous laissez pas entraîner dans les bagarres entre villages par ceux qui loupent leurs études !» Après cinq minutes d’exhortations, et une courte prière paumes tendues vers le ciel, les deux juges musulmans reprennent la route, convaincus de leur mission pacificatrice. «Ça marche, affirme Mohamed Abdallah. L’an dernier, un jeune de Hamouro n’aurait jamais pu venir à Bandrélé sans se faire caillasser !»

Dans une gargote longeant la RN3 embouteillée, autour du café matinal, son coreligionnaire Ouirdane Chamassi renchérit. Une famille les a appelés à l’aide car le fils cadet s’apprêtait à «faire une folie» pour se faire arrêter, aller en prison et là, assassiner son frère, incarcéré pour avoir tué leur mère… «On a réussi à calmer la situation», assurent les deux cadis.

Coups de pierres

La commune de Bandrélé n’est pas la seule à mener un partenariat actif avec les cadis pour tenter de juguler la délinquance juvénile à Mayotte. Début octobre, des jeunes - parfois des enfants de moins de 10 ans selon les forces de l’ordre - de Doujani, la banlieue sud de Mamoudzou, se sont battus contre des bandes du quartier voisin de Passamaïnty. Une semaine plus tard, le sous-préfet à la cohésion sociale, Jérôme Millet, s’est rendu sur place. Il était accompagné de l’association Espoir et Réussite et de responsables musulmans. Selon le représentant de l’Etat, «les autorités religieuses ont toute leur place pour engager des initiatives visant à apaiser les rivalités entre jeunes».

En août, des jeunes de Majicavo et Kawéni, au nord du chef-lieu, se sont écharpés à coups de pierres, de bâtons et de chombos (machettes). Bilan : un mort et plusieurs blessés graves. Autre illustration de la coopération entre l’islam et la République : là encore, se félicite la préfecture, «une médiation a été engagée par la direction territoriale de la police nationale en lien avec les autorités religieuses». Comprendre les 19 cadis de Mayotte, aujourd’hui employés par le conseil départemental. Sous statut de fonctionnaire territorial de catégorie C, formellement en charge de la médiation sociale, ils sont payés entre 2 000 et 2 500 euros par mois par la collectivité, qui elle-même fonctionne en grande partie sur les fonds de l’Etat.

«La loi sur la laïcité n’existe pas ici», reconnaît Mohamed Abdallah, qui craint que le rappel de cet état de fait soit mal accepté dans l’Hexagone. A 8 000 kilomètres de Paris, dans ce département d’outre-mer où 90 % de la population est de confession musulmane, la loi de 1905 dite de séparation des Eglises et de l’Etat n’est, de facto, pas appliquée. En 2011, lors de la départementalisation de Mayotte, les cadis ont pourtant été dépossédés de l’essentiel de leurs prérogatives : ils étaient à la fois juges de paix, officiers d’état civil, notaires, et rien ne se décidait dans la communauté sans leur aval. Ces pratiques traditionnelles, jugées «incompatibles avec les principes républicains» par les parlementaires, furent supprimées. Désormais, c’est le maire qui célèbre les mariages et le juge qui inflige les peines, comme partout en France.

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L'insécurité est galopante à Mayotte, malgré les renforts policiers.

Mais voilà, l’île - où 77 % de la population vit sous le seuil de pauvreté national - est, depuis la départementalisation, régulièrement en proie à des violences endémiques. Il ne se passe quasiment pas une semaine sans émeute urbaine. «L’angoisse ne nous quitte plus, nos maisons sont transformées en bunkers», se désole Madi Madi Souf, le président de l’association des maires. Et cela ne suffit pas toujours. Début novembre, la commune de Mamoudzou, le conseil départemental et la préfecture ont organisé les premières Assises de la sécurité. «J’ai été réveillée à 3 heures du matin, dans mon lit, avec un couteau sous la gorge, témoignait alors Lydia, une cheffe d’entreprise. L’homme m’a demandé où était la boîte à argent et m’a violée.» Le recteur, lui, évoque «des hordes de jeunes très violents» aux abords des établissements scolaires, tandis que des lycéens se disent «traumatisés» et se plaignent des «bandits» qui les humilient…

Justice «laxiste»

Selon une enquête diligentée à l’occasion des assises, 80 % des Mahorais ne se sentent pas en sécurité dans leur village ou leur quartier. Plus d’un tiers des personnes interrogées ont déjà été victimes d’une agression ou d’une intrusion dans leur domicile. Mais 61,5 % d’entre eux n’ont pas porté pas plainte, jugeant la démarche «inutile». Face à des forces de l’ordre et une justice qualifiées de «laxistes», les Mahorais créent des milices, organisent des patrouilles : l’enquête a recensé plus de deux cents initiatives en ce sens…

C’est dans ce contexte explosif que les pouvoirs publics en sont réduits à appeler au secours les légats de l’islam, une démarche apparemment soutenue par la population. C’est le cas de Bachar Achraf, président local de la Ligue de l’enseignement, une fédération d’associations qui défend les valeurs de la laïcité au niveau national. Mais pas à Mayotte… «Dans le passé, les cadis ont prouvé leur efficacité, assure-t-il. Ils ont été mis au placard par les puristes de la République qui parlaient de folklore. C’est une erreur, il faut leur laisser une place et rasseoir leur légitimité.» Le président du conseil départemental, Soibahadine Ibrahim Ramadani, est sur la même longueur d’onde. Pour l’élu, la première mesure permettant de «rétablir le calme» est de mobiliser le conseil cadial, qui réunit les 19 cadis de l’île. Sa collectivité vient de lancer un appel à projets sur «la cohésion sociale par la sauvegarde, la valorisation et la promotion des valeurs morales de la société mahoraise en s’appuyant sur les valeurs de l’islam».

Même la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), classée à gauche, demande à ce que «l’enseignement du chioni [l’école coranique] soit intégré dans le temps de l’enfant». Justification de sa présidente, Zalifa Hassani : «Il faut encourager les chionis et les madrassas car en inculquant aux jeunes les valeurs morales, elles participent à la lutte contre la violence.» Aux Assises de la sécurité, lors d’une table ronde sur le thème «éducation et prévention», un élu de Mamoudzou propose même de «décaler d’une heure la rentrée scolaire le matin, pour laisser le temps aux élèves d’aller à l’école coranique». «J’invite les maires et le recteur à développer cette initiative», renchérit le président du conseil économique, social et environnemental de Mayotte, Abdou Dahalani. La directrice de service de la protection judiciaire de la jeunesse, Agathe Sorin, fait alors remarquer qu’«on ne peut traduire ce souhait en politique publique» dans un pays laïc comme la France. Mal lui en prend : la représentante de la FCPE lui reproche de verser dans «l’assimilation et la colonisation»…

Jean-François Colombet, le préfet de Mayotte, reconnaît lui-aussi «mobiliser souvent les cadis, même s’ils ont perdu de leur influence». Selon le représentant de l’Etat, «la société mahoraise a été bouleversée par la départementalisation. Les cadis et les fundis [les maîtres coraniques] étaient extrêmement présents dans l’éducation. Tout cela a été mis à mal car la République, ce n’est pas tout à fait le même modèle. Et les familles ont été mises en difficulté».

Comme tous les intervenants des Assises de la sécurité, il pointe du doigt le désengagement des parents, et reprend une expression en vogue dans le département d’outre-mer : «L’enfant des juges.» Explication de texte, sans détour, par Ouirdane Chamassi, cadi de Sada, sur la côte ouest de l’île : «Avant, nous avions la main sur l’éducation. Puis tout a basculé avec l’école républicaine, l’interdiction des châtiments corporels. Les parents ne peuvent plus frapper leurs enfants même s’ils ont fait des bêtises. Alors ils abandonnent et s’en remettent à la justice de l’Etat…»

«C’est du passé !»

Mais cet appel aux cadis laisse une impression de nostalgie hors-sol. Il suffit pour s’en convaincre d’échanger avec les premiers intéressés. Une bière à la main, deux autres bouteilles dans les poches de son treillis, Abou Bacar, 19 ans, n’y croit guère : «Lorsqu’ils ouvrent les yeux et qu’ils voient leurs parents en faillite financière, les jeunes volent, ils n’ont pas le choix.» A la sortie d’un collège, Novak, 19 ans lui aussi, tient fermement son chien en laisse et concède que «les mots du cadi peuvent faire peur». Avant d’ajouter : «Ça ne tient qu’une semaine.» Lorsque le cadi de Bandrélé s’est adressé aux jeunes à Nyambadao, Saïdali ne s’est pas levé ; ses sœurs ont fréquenté l’école coranique, pas lui. «Le cadi ne sert à rien, c’est du passé !» lance-t-il.

Pire : l’école coranique peut s’avérer traumatisante et banaliser une forme de violence, comme en témoigne Philippe Souffois, directeur du pôle jeunesse de l’association Mlézi. Celle-ci gère notamment un établissement de placement éducatif et un centre éducatif renforcé pour délinquants. Le responsable associatif, lui aussi, tient compte du contexte culturel et cultuel pour accompagner les jeunes dont il a la charge, notamment au sein des familles : «Ils ne savent pas ce qu’est un procureur ou un préfet, alors qu’un cadi ou un fundi sont des figures d’autorité davantage incarnées.» Pour autant, Mlézi reçoit de nombreux témoignages de jeunes qui se souviennent de «l’approche rigoriste de l’école coranique, des châtiments corporels, des sourates à apprendre par cœur en arabe sans en comprendre un mot…» raconte Philippe Souffois. Et de conclure, sans illusions : «Le cadi n’a pas de baguette magique. Les jeunes délinquants n’ont plus de repères, ils se foutent de leurs parents comme des cadis !»

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