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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Mafate, cirque à l’ancienne
Descente par les sentiers escarpés au cœur d’un chaudron strié de torrents et de pitons. Un sanctuaire naturel parsemé d’îlets où vivent 800 Réunionnais, sans routes ni électricité, dans un monde à part et accrochés à «vie lontan».

De notre correspondant à la Réunion Laurent DECLOITRE
Samedi 8 décembre 2007

Au centre de la Réunion, cerné par des murailles de plus de 2 000 mètres d’altitude, Mafate dévoile un spectacle époustouflant. Un effondrement chaotique gris vert, creusé par les torrents, déchiré de pitons obliques. Des toits éparpillés colorent des plateaux et des vallons à première vue inaccessibles : les neuf îlets du cirque, des villages reculés qui s’accrochent à la «vie lontan», celle de nos arrière-arrière-grands-parents. Pas de route, pas d’électricité, aucun véhicule. Près de 800 personnes vivent dans ce cirque de 100 km2, le «cœur habité» du parc national de la Réunion.
Né de l’érosion du piton des Neiges, le sommet de l’île, Mafate porte le nom d’un esclave qui s’y était réfugié du temps du «marronnage». «Celui qui tue» - en malgache - devint le chef d’une communauté traquée par des chasseurs de primes. En 1829, les Blancs découvrirent un campement à l’ombre de deux crêtes et massacrèrent les fuyards qui y vivaient en autarcie complète : le lieu en a gardé le souvenir et s’appelle Ilet-à-Malheur.
Tisanes de géranium. Pour pénétrer dans cet univers, une constante : marcher au minimum deux heures, sans craindre les dénivelés avant d’atteindre un îlet. Reste à choisir l’une des multiples portes d’entrée du cirque.
Tomber dans Mafate depuis l’ouest ? Du belvédère du Maïdo, 1 000 m au-dessus de la cuvette, après une descente éprouvante de près de trois heures, on débouche sur Roche-Plate et une vue à couper le souffle sur les îlets des Lataniers et des Orangers, qui émergent d’un défilé escarpé. Des bananiers et des néfliers poussent entre les rochers. Dans les cases en tôle, des pages de magazines font office de tapisserie.
Mériter Mafate depuis le sud ? Il faut suivre les lacets du cirque de Cilaos, accessible en voiture, puis gravir le col ardu du Taïbit. On arrive alors sur Marla, ses chèvres sauvages, son élevage de cerfs. Près de quatre heures d’efforts, avec une pause indispensable aux Trois-Salazes. Le doux Ian Winkless et la famille Hoarau restaurent un îlet abandonné, servent des tisanes de géranium et promeuvent le «tourisme participatif». Neuf-Neuf, le cochon noir, mange les restes du civet de canard.
Cahoter jusqu’à Mafate depuis le nord ? Un «taxiteur» remonte la rivière des Galets, qui creuse le cirque chaque année davantage, jusqu’à Deux-Bras, où la piste disparaît. Le taxiteur André Robert repère des fruits violets, des zanblons. «Gamin, j’en mangeais à devenir soûl», sourit-il au volant de son 4 x 4. A partir de là, crapahuter durant deux heures et demie pour découvrir Aurère, «la bonne terre», ou Cayenne et ses murets d’où débordent des orchidées.
Passage à gué. Flirter avec Mafate depuis l’est ? La voie la plus empruntée passe par le troisième cirque de l’île, Salazie. Au col des Bœufs, un gardien surveille le parking, point de départ de la balade. La plaine des Tamarins invite à la flânerie, forêt moussue digne des aventures de Tolkien, chaos sylvestre aux branches tordues d’où pendent des «barbes-de-saint-Antoine». Le temps d’une autre suée, La Nouvelle s’offre au promeneur. La «capitale» du cirque abrite 160 âmes. Une petite église en bois, une boulangerie en dur, de nombreux gîtes peints de couleurs vives, l’eau chaude pour les douches grâce aux panneaux solaires… Malgré les téléphones portables et les paraboles, la vie se déroule au rythme du soleil. On se lève grand matin, on se couche très tôt. Accroupie dans le «boucan», une cahute en tôle enfumée, Marie-Claude surveille le feu de bois. Du plafond pendent épis de maïs et saucisses fripées. Dans la marmite noire, un cari poulet mijote. «Le goût est meilleur qu’avec le gaz», assure la cuisinière de Cayenne. Plus loin, le passage à gué de ravines - où l’on peut se baigner avec frissons - et une passerelle métallique mènent au gîte d’Elisette Gravina. Ivrin Pausé voue un attachement viscéral à Mafate, où les soins, gratuits comme l’eau, sont assurés par des médecins héliportés. Bon pied bon œil malgré sa «pile cardiaque» et ses 80 ans, l’ancien facteur laisse sécher au soleil des grains de café encore rouges. Dans son épicerie sombre de Grand-Place, pas de petit noir, mais du vin vendu 4,80 euros la bouteille, des cigarettes à 7,50 euros le paquet. «C’est cher parce que tout vient par hélico», plaide Ivrin. C’est le seul engin motorisé qui s’autorise des intrusions dans le cirque. Une pollution sonore inévitable. Nombre d’habitants y font appel pour leur ravitaillement : 160 euros les 700 kg. Il n’est pourtant pas rare de croiser sur les sentiers un Mafatais, tongs aux pieds, une bouteille de gaz sur l’épaule. L’admiration croît lorsqu’il vous double sans effort, après un signe de croix devant l’un des petits autels rouges dédiés à la Vierge Marie…
Pause méritée à la boutique pimpante d’Ilet-à-Malheur, où les alcools occupent le tiers des rayons. Virgile Libelle avale une «dodo», la bière locale. Le chef d’équipe de l’ONF se rengorge : «Nous, on porte la débroussailleuse et la tronçonneuse sur le dos.» Après chaque cyclone, les 140 km de sentiers qui quadrillent le cirque (le GRR1 et le GRR2) sont en partie détruits. Il faut à nouveau baliser de rouge et blanc, disposer des rondins en guise de marches, tendre des câbles dans les passages les plus «gazeux»… Lorsqu’on traverse le cirque dans sa largeur, gare au vertige. On escalade des blocs roulés par les ravines, on se glisse dans des défilés, ces passages étroits entre deux montagnes que la moindre pluie transforme en nasse, on s’accroche aux branches de filaos… pour déboucher sur un plateau vert, spongieux et silencieux. Au-dessus de nous, la cime imposante du piton des Neiges. Dans sa longueur, le cirque, souvent nu sous le soleil, se laisse plus aisément parcourir. Les chokas, des cactus qui pointent leur hampe unique au ciel, n’offrent aucune ombre. Ne pas manquer Trois-Roches, où le cours d’eau glisse sur des dalles de basalte avant de disparaître dans un gouffre.
Chaleur de la cheminée. A l’entrée des îlets, des «marmays» proposent aux touristes des cartes postales. Les 130 élèves des huit minuscules écoles du cirque cherchent à financer des classes de mer. Les cours ont lieu du lundi midi au vendredi midi, pour laisser le temps aux enseignants de regagner le littoral durant les week-ends. «J’adore», lance Alan Nivoix, essoufflé, sur le chemin de Marla. Pourtant, depuis mai, l’instituteur n’a pas d’électricité. Les panneaux solaires n’ont jamais fonctionné, le groupe électrogène est en panne. Durant deux ans, l’enseignant a dormi dans le réfectoire, à la chaleur de la cheminée. A 1 640 m d’altitude, l’hiver austral est frais : entre 5 et 10 degrés dans la classe en août-septembre. Mais les mentalités changent, Mafate s’ouvre au monde. Même à Ilet-à-Bourse, un peu à l’écart du flux de randonneurs, où des bénévoles ont monté une station radio. L’émetteur solaire de Radio Zantak devient muet dès que les nuages persistent. Pas grave, Johnny Thomas accueille les touristes à bras ouverts : «Toute domoun i peu kozé, si néna in zafèr i veu fé patazé» («tous ceux qui ont quelque chose à partager peuvent parler»). D’autres projets fleurissent : valorisation du patrimoine, fabrication de miel et de fromage, création d’aires «naturelles» de camping… Une maturation lente, au rythme de Mafate, que les touristes dégustent après un rhum arrangé et un rougail saucisses, le soir à chaque étape.

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