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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Le 27 juillet 2004

L'île de la relégation pour les Chagossiens

Expulsés en 1966 par les Britanniques vers Maurice, des habitants de Diego Garcia veulent retrouver leur terre.


Par DECLOITRE Laurent

Maurice, de notre envoyé spécial.

«Comme la vie était douce...» Elodie Jafar, 73 ans, a les larmes aux yeux quand elle évoque en créole Salomon, son île natale. Le poulet à «cinquante sous», le cari de tortue, le séga dansé le dimanche, le poisson «piqué» dans le lagon, l'absence de cyclone... Dans la minuscule case en bois sous tôle de Cassis, une banlieue pauvre de la capitale mauricienne Port-Louis, elle dresse un tableau idyllique du passé brisé des Chagossiens. Cette communauté de 2 000 personnes, descendants d'esclaves, vivait paisiblement sur un chapelet de 65 îlots perdus dans l'océan Indien, à 1 800 km au nord de Maurice.

Au milieu des années 60, la géopolitique fit table rase de cette vie simple. Les trois îles principales ­ Diego Garcia, Salomon et Peros Banhos ­ appartenaient à la couronne britannique depuis 1810. En 1966, un an après avoir «excisé» l'archipel du territoire mauricien (qui acquiert l'indépendance deux ans plus tard) en l'intégrant dans le British Indian Ocean Territory, le Royaume-Uni loue, pour une période de cinquante ans, Diego Garcia aux Américains. Ces derniers souhaitent y installer une base militaire sur la plus grande des îles des Chagos (40 km2), à condition qu'elle reste britannique et que sa population en soit évacuée. Les Anglais obtempèrent. Malgré la condamnation de l'ONU, qui interdit le démembrement des colonies avant leur indépendance.

Aujourd'hui, la question des Chagos dégénère en querelle diplomatique entre Maurice et le Royaume-Uni. Le Premier ministre mauricien, Paul Bérenger, menace de quitter le Commonwealth pour tenter d'obtenir devant la justice le rétablissement de sa souveraineté sur l'archipel. Le règlement de l'organisation interdit à ses membres de poursuivre l'ex-puissance coloniale...

Bête noire. Pour les descendants des Chagos, cette affaire est un drame personnel. A partir du milieu des années 60, les Anglais ont vidé les îles des Chagos de leurs habitants. Une véritable déportation, d'abord par la ruse, puis par la force. La liaison maritime entre l'archipel et Maurice était gratuite. «En 1969, nous avons pris le bateau pour rendre visite à de la famille à Port-Louis. Quand mes parents ont voulu rentrer, on leur a dit que ce n'était plus possible», raconte Félicie Veloo, qui n'a jamais revu son île. Même stratagème à l'encontre des parents d'Olivier Bancoult, le fondateur du Groupe des réfugiés chagossiens (GRC). «Ma petite soeur avait eu le pied écrasé par une charrette, mes parents nous ont amenés à Maurice pour la soigner», raconte celui qui est devenu la bête noire des Britanniques. La fillette décède, mais la famille de huit enfants n'est pas autorisée à rentrer chez elle.

En 1973, le «nettoyage» s'accélère : les Britanniques, parfois aidés de militaires, obligent les derniers habitants à quitter leur île pour les Seychelles et surtout pour Maurice. D'origine africaine et catholiques, ils sont rejetés par la communauté mauricienne hindoue. «Nos parents ont dû dormir dans d'anciennes étables», se souvient Olivier Bancoult. Roche-Bois, Baie du Tombeau, Pointe au Sable, Cassis : autant de quartiers où vivent les Créoles les plus pauvres, et où prospèrent la prostitution et la drogue. Plus de trente ans après, la situation n'a guère évolué dans la communauté, forte aujourd'hui de 6 000 membres. Les Chagossiens restent les parias de Maurice.

L'ambassade britannique à Maurice rappelle cependant l'aide apportée par le pays : une première enveloppe en 1978, une seconde en 1982. En échange, une empreinte digitale au bas d'un formulaire rédigé en anglais juridique : les Chagossiens viennent de signer un acte de renonciation et s'engagent à ne pas demander de dommages et intérêts aux Britanniques. Alexis Bertrand et Will Clément ont apposé leur pouce. «A notre époque, aux Chagos, l'école était réservée aux enfants des administrateurs», se désolent les deux pêcheurs, qui ne savent ni lire ni écrire. Mais, en 1983, Olivier Bancoult, salarié à la Centrale électrique mauricienne, se dresse face à l'ancienne puissance coloniale en créant le GRC. Il saisit la justice. Ouvre une longue bataille juridique en vue d'obtenir le droit au retour. En novembre 2000, la petite communauté crie victoire : la Haute Cour de Londres déclare illégale et «abjecte» l'expulsion des Chagossiens dans les années 60. Ils sont théoriquement autorisés à rentrer chez eux. Deux ans plus tard, le Royaume-Uni accepte même de financer le voyage d'une centaine de Chagossiens, à la condition d'éviter Diego Garcia. Depuis les attentats du World Trade Center et la guerre d'Afghanistan, la base militaire américaine s'est transformée en porte-avions pour les B52 et autres bombardiers furtifs. Dans la baie de l'île mouillent des sous-marins à propulsion nucléaire...

Grève de la faim. Finalement, le voyage n'aura pas lieu, en raison de l'opposition des autorités de Maurice, qui revendiquent leur souveraineté sur les Chagos, et de querelles internes parmi les réfugiés. Une déception terrible, compensée par une nouvelle avancée : après des manifestations et des menaces de grève de la faim, les Chagossiens obtiennent la citoyenneté britannique. A ce jour, 637 îliens détiennent le précieux passeport leur ouvrant les portes du Royaume-Uni. Beaucoup y ont tenté leur chance, sans grand succès. Plus décourageant encore, le 10 juin, deux «orders in council» de la reine reviennent sur la décision de la Haute Cour de Londres et interdisent de nouveau «à toute personne» l'accès aux Chagos. Les décrets s'appuient sur une étude de faisabilité montrant que le repeuplement de l'archipel serait impossible : trop cher, néfaste pour l'environnement et risqué pour la population en raison d'une possible «montée des eaux»... L'argumentaire fait bondir Robin Mardemootoo, l'avocat du GRC : «C'est ridicule ! Si l'eau monte pour les Chagossiens, elle monte aussi pour les militaires américains. L'environnement ? Des générations ont vécu là-bas en harmonie avec la nature. On ne peut pas en dire autant de l'armada militaire de Diego Garcia.» Et d'assener : «Si les Chagossiens avaient été blancs, jamais ils n'auraient été chassés de cette façon !»

De plus en plus âgés, les 900 «natifs» encore en vie de Diego Garcia, Salomon et Peros Banhos doutent de revoir un jour leur île natale. Mais en ont-ils réellement envie ? «Les Anglais doivent reconstruire les maisons, recreuser les puits, aider au développement et au repeuplement. Dans ces conditions, je suis prête à tout quitter du jour au lendemain», affirme Adeline Jafar. Marié à une Mauricienne, Cyril Angeline, arrivé à l'âge de 3 ans, est plus circonspect. Dans sa maison en dur de Quatre-Bornes, il se dit «solidaire de la lutte des Chagossiens» et aimerait bien revoir son île natale. C'est tout. «Mes enfants se considèrent comme mauriciens, la vie ici nous offre des facilités.» Alors vivre d'agriculture, de pêche, voire de tourisme sur des atolls perdus...

«Peu importe qu'on y retourne tous ou non. L'essentiel, c'est d'avoir le droit de le faire, tempête Bancoult. Sur la base de Diego Garcia, les Américains emploient des Sri-Lankais, des Indonésiens, des Malaisiens et même des Mauriciens. Seuls les Chagossiens, nés là-bas, y sont interdits !»

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