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L'actu vue par Laurent DECLOITRE

L'actu vue par Laurent DECLOITRE

Les articles de Laurent Decloitre (journaliste et biographe) sur la Réunion et l'océan Indien parus dans Libération, Marianne, Paris Match, l'Express, Géo et la presse nationale.

Publié le par Laurent DECLOITRE
Publié dans : #Articles parus dans Libération
Jean-Louis Prianon sur les berges de la rivière Langevin. (T.Hoarau)

Jean-Louis Prianon sur les berges de la rivière Langevin. (T.Hoarau)

L’ancien athlète olympique a fait ses premières armes à la dure, dans sa commune natale de Saint-Joseph. Il a quitté l’île le temps de ses succès, avant d’y revenir et de s’impliquer pleinement dans le sport local.
Par Laurent Decloitre, correspondant à la Réunion. Photos Thierry Hoarau — 12 août 2020

Surplombant l’océan Indien et les falaises de basalte, le bourg des Lianes déroule ses champs de canne à sucre dont les plumets ondulent aux alizés. L’église de 1859, toit et murs couverts de bardeaux (des tuiles en bois), fait face à une boutique dont le tenancier nous salue d’un «Oté, Prianon !» («Salut, Prianon»). A huit kilomètres de lacets du centre-ville de Saint-Joseph, l’air est frais et l’accent chantant. «Les gars de Saint-Denis, le chef-lieu, se moquent de nous, car pour dire "il" en créole, on ne dit pas "li" mais "lu"», rigole Jean-Louis Prianon, de sa voix enrouée. Aujourd’hui, Saint-Joseph, capitale du «Sud sauvage», compte 38 000 habitants ; mais lorsque «Pri-Pri», comme le surnomment les Réunionnais, naît, le 22 février 1960, rares sont les voitures qui montent jusqu’au quartier des Lianes. La carrière du champion, 60 ans aujourd’hui, doit beaucoup à cet enclavement : «Avec mon cousin, on grimpait en cachette à l’arrière des charrettes tirées par les bœufs, qui transportaient la canne coupée. On se faisait traîner, mais ensuite il fallait revenir à la case en courant pieds nus.» Ses premiers entraînements…

La commune de Saint-Joseph est créée en 1785 à l’initiative d’un botaniste, Joseph Hubert, afin d’accueillir les «petits Blancs» ruinés par la crise du café. Deux cents ans plus tard, la famille Prianon connaît, elle aussi, des hauts et des bas. Henri-Hector, le père, exploite quelques hectares de canne, suffisants pour nourrir ses sept enfants. «La campagne de la coupe était synonyme d’argent. Tant que papa était là, on avait à manger», se souvient Jean-Louis, venu, comme tous les mois, se recueillir dans le petit cimetière des Lianes, fleuri d’ylang-ylang. Jean-Joseph, le gardien de 66 ans, reconnaît le sportif. «La byen débrouyé son karyèr», félicite le fossoyeur en créole.

«En mode braconnier»

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Jean-Louis Prianon se recueille sur la tombe de sa mère au cimetière des Lianes, à St-Joseph. (T.Hoarau)

Jean-Louis Prianon n’a que 6 ans quand il perd son père, mort dans des circonstances dramatiques. En 1966, Henri-Hector est roué de coups par son neveu et succombe à l’agression. «Moi, je suis costaud, mais mes frères ne veulent pas qu’on en parle, c’est vécu comme une honte», confie-t-il. Edith-Anne, la mère, «qui savait à peine lire et écrire», vend les terres et descend avec ses enfants en ville. Nous suivons ses traces. Des riverains lancent un «Koifé, Prianon ?» («Que deviens-tu, Prianon ?») à notre passage. La mère de famille se lance comme femme de ménage pour remplir la marmite. «On mangeait des racines», raconte l’enfant du pays. Il égrène : «le paille-la-terre», le bouillon des pauvres, les papayes et les mangues ramassées sur les arbres, la pêche dans les rivières «en mode braconnier»… Le garçon doit aider sa mère à porter le linge sur la tête, lavé dans la rivière des Remparts qui traverse Saint-Joseph : «La honte, un truc de fille.» Jean-Louis sillonne la ravine des Grègues pour ramasser, sur les berges du torrent, du poivrier ou du filao, bois mort servant à la cuisson du cari quotidien. Le sportif en culotte courte se cache derrière la boutique Chan Kam Shu et le petit terrain de foot pour chiper les ballons qui s’envolent au-dessus du grillage ; lui n’a pas les moyens d’en acheter un. Comme il passe son temps à courir, il s’inscrit logiquement au club d’athlétisme Excelsior de Saint-Joseph, où il se fait vite repérer. S’il rejoint plus tard le club de foot de Saint-Pierre, la métropole du Sud, c’est moins pour l’amour du dribble que pour récupérer des chaussures. «On nous les donnait, alors je limais les crampons pour m’entraîner à la course, ma vraie passion.»

A Saint-Joseph, le propriétaire de la petite maison où loge la famille, Henri Ganofsky, se montre compréhensif lorsqu’Edith-Anne ne parvient pas à payer le loyer. Mieux, il prend Jean-Louis et la «marmaille» du quartier sous son aile. Egalement libraire, il les emmène sur les berges de la rivière Langevin, l’autre cours d’eau, bordé de pieds de litchis, qui coupe la commune. Un lieu touristique où les Réunionnais aiment se baigner et pique-niquer. «Monsieur Henri jetait une pièce de 5 francs dans un bassin, on plongeait pour la récupérer, sourit, reconnaissant, Jean-Louis Prianon. Ensuite, on faisait la course jusqu’à la balance», la plateforme où les cannes à sucre étaient pesées avant d’être acheminées à l’usine de Grands-Bois, aujourd’hui fermée. Après les entraînements, les jeunes coureurs se régalent de pommes de terre bouillies, offertes par leur bienfaiteur. «Ça changeait de la patate douce.» En 1969, Henri Ganofsky fonde un journal, l’Action réunionnaise, «complément direct du Rassemblement gaulliste réunionnais», dont il consacre un jour la une à la carrière sportive de son protégé.

4ème aux J.O

Guy Hoarau, surnommé «Ti Guy la pompe», est alors le maire de Saint-Joseph et remettra, quelques années plus tard, la médaille de la ville au héros local. Mais c’est son prédécesseur, Raphaël Babet, qui développa vraiment la commune, entre 1947 et 1957, sous l’étiquette socialiste, puis gaulliste. On lui doit les premiers équipements publics de la bourgade, et le projet original et controversé de la Sakay. A partir de 1952, l’élu envoie des Réunionnais à Madagascar, près de la rivière Sakay, pour exploiter des terres agricoles. Babetville, le nom de l’implantation, devient un îlot de richesse qui accueille les migrants jusqu’en 1972. Aujourd’hui, il ne reste que des ruines, mais Raphaël Babet a sa statue à Saint-Joseph, au sommet d’un piton à son nom, qui surplombe l’océan et la caverne des hirondelles.

C’est devant cette cavité, courue des habitants, que Jean-Louis Prianon retrouve l’un de ses amis, Goulam Gangate, président de l’Association islamique sunnite, qui gère la mosquée locale et l’école coranique. L’ancien directeur de l’office municipal des sports est à l’origine des «foulées de Jean-Louis Prianon», un circuit de 10 kilomètres auquel ont participé des champions internationaux. «Vu d’où il vient, à cette époque, quelle réussite !» souligne le septuagénaire, marié à la cousine de Jean-Louis, la sœur du maire actuel de Saint-Joseph. La Réunion est un petit village… que le jeune homme a voulu quitter très tôt. «Il fallait soulager maman à la maison, et qu’on vole de nos propres ailes.» En 1977, il finit troisième aux championnats de France sur 3 000 mètres. L’année suivante, il arrête l’école à la fin du collège et rejoint son cousin Jean-Jacques, adjudant-chef au bataillon de Joinville, l’antichambre des sportifs, où Guy Drut, Michel Platini et Yannick Noah ont effectué leur service militaire.

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Jean-Louis Prianon en train de "déguster" une canne bonbon aux Lianes, Saint-Joseph. (T.Hoarau)

La suite, c’est Jean-Jacques, 80 ans aujourd’hui, qui la raconte dans sa maisonnette des Lianes, chemin Kafout-Célius-Prianon. L’étroite route, où les cannes à sucre qui ploient forment un tunnel, porte le nom de son père. «En métropole, je présentais Jean-Louis comme mon fils, c’était plus simple», sourit le retraité, qui sort une machette pour faire goûter à son cousin le jus sucré d’une «canne bonbon». Jean-Louis Prianon rempile, devient caporal-chef et enchaîne les courses. L’athlète est sacré champion du monde militaire en équipe, court à Khartoum «sur un hippodrome pour chameaux»… Toute la famille a «immigré» en métropole, sa mère habitant chez un frère, à Sarrebourg. En 1981, il obtient le concours de gardien de la paix et est affecté à la surveillance et la protection des personnalités. Quatre ans plus tard, il devient champion de France sur 5 000 et 10 000 mètres, avant de battre le record national. L’Equipe titre en une : «Le grand Prianon», lui qui mesure 1 m 75 pour 54 kilos… En 1988, au faîte de sa carrière, il est sélectionné pour les Jeux olympiques de Séoul, en Corée du Sud, et finit quatrième du 10 000 mètres, avec un temps de 27 minutes et 36 secondes. «Je n’aurais pas pu faire mieux, soupire Jean-Louis. Mais j’ai été fêté comme un champion par tous les Réunionnais, parce que j’étais resté simple.» Le sportif gagne encore d’autres médailles à travers le monde et met fin à sa carrière en 1993.

Course effrénée

Attaché aux racines des Lianes, il revient avec ses trois enfants à la Réunion, où sa mère meurt en 2009. Mais il ne choisit pas Saint-Joseph, à la population vieillissante et où le taux de chômage dépassait 40 % en 2017. Aujourd’hui, la commune revendique son caractère rural et attire de nombreux touristes en montagne et le long des rivières, grâce aussi à sa fête du curcuma. Mais son centre-ville aux enseignes fanées ne respire pas le dynamisme. Jean-Louis Prianon se fixe à La Possession, dans l’Ouest, plus proche de son nouveau travail. Le policier est affecté dans les quartiers populaires de Saint-Denis, comme animateur de prévention : il emmène les jeunes repeindre un commissariat à Madagascar, les fait courir à Paris.

A sa retraite, diplômé d’un brevet d’Etat d’entraîneur, il a encore de l’énergie à revendre. Alors il intègre le conseil régional, à la direction des sports. Celui qui est fait chevalier de la Légion d’honneur en 2014 anime également une émission sportive sur la webtélé de la collectivité. «Je ne suis pas journaliste, je pose les questions auxquelles j’ai répondu tout au long de ma carrière», précise, modeste, ce proche de Didier Robert, le président (divers droite) de la région. Prianon est aussi secrétaire de la fédération départementale d’athlétisme et président de l’association Sport loisirs océan Indien. Humble et simple, il n’oublie pas qu’en Afrique, il se faisait dépasser par des Ethiopiens pieds nus. Cette course effrénée, Pri-Pri promet qu’il l’arrêtera en 2022. Mais aux Lianes, personne ne le croit.

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